Blue Jean de Georgia Oakley
Lauréat du Prix du public à la dernière Mostra de Venise, Blue Jean marque les débuts de la réalisatrice anglaise Georgia Oakley et raconte la lutte intime d’une jeune professeure de sport homosexuelle dans l’Angleterre conservatrice de Margaret Thatcher.
1988, Royaume-Uni. Dans le gymnase d’un petit lycée de Newcastle, un coup de sifflet retentit. Des adolescentes en tenue de sport se rassemblent autour d’une jeune femme à la coupe courte et au regard bleu acier. Le silence se fait et elle prend la parole : « Qui peut m’expliquer en quoi consiste le réflexe de Fight-or-flight ? » Timidement, une main se lève et une élève apporte la réponse : « Le Fight-or-flight est une réaction physiologique automatique qui se déclenche à la suite d’un événement perçu comme une menace pour la vie d’un individu, et qui prépare celui-ci à combattre ou à fuir. »
En une séquence d’une poignée de secondes, Georgia Oakley introduit de la plus intelligente des manières le propos de son tout premier long-métrage. Blue Jean nous invite à nous questionner sur la nature de nos comportements humains et sur la façon dont nous réagissons lorsque nous sommes soumis à un système d’oppression. Quels mécanismes d’autodéfense, conscients ou inconscients, développons-nous lorsque nous nous sentons agressés ? À quel point laissons-nous la violence du monde extérieur affecter notre être profond ? Que sommes-nous capables de dire ou de faire pour nous sentir à nouveau en sécurité ? Des questions qui constituent le socle du défi auquel est confrontée la protagoniste de ce film.
Jean est professeur d’éducation physique ; un métier qu’elle exerce avec dévouement, bienveillance et éthique. Pour ses collègues enseignants, Jean est une jeune célibataire récemment divorcée. Calme et réservée, ils ont bien du mal à la convaincre de venir boire des verres avec eux, le soir, après le boulot. C’est que Jean a d’autres plans. Quand la cloche sonne la fin des cours, elle échange son training et ses baskets pour un long manteau de cuir noir, ébouriffe ses cheveux courts et rejoint Vivian, sa petite amie, dans un bar gay de la ville. Ensemble, elles dansent au rythme des mélodies électroniques de New Order, enchaînent les parties de billard avec leurs amies et éclatent de rire entre deux gorgées de bière. Une existence tout ce qu’il y a de plus normale et d’agréable pour une jeune femme dans la vingtaine.
Pourtant, à y regarder de plus près, l’environnement dans lequel évolue Jean a quelque chose d’oppressant : une voisine qui passe son temps à épier ses allées et venues, un panneau publicitaire au slogan moralisateur ( Are your children being taught traditional moral values?)1 devant lequel elle passe en faisant son jogging, une sœur qui n’apprécie guère l’idée que son fils fréquente sa tante lorsque la compagne de celle-ci est à la maison… Au crépuscule de cette décennie, la communauté gay britannique vit l’une de ses années les plus noires : l’année 1988. Soit celle de l’entrée en vigueur de la Section 28, un amendement adopté par le parti conservateur de Margaret Thatcher visant à interdire dans les écoles publiques anglaises la promotion de l’acceptabilité de l’homosexualité comme relation sentimentale et familiale. Sous couvert de protéger les valeurs morales traditionnelles anglaises, il devient alors interdit de parler d’homosexualité autrement que pour en signifier l’anormalité, l’amoralité. Ce vent de censure est accompagné d'une vague de paranoïa homophobe largement alimentée par les médias. Être enseignant(e) et ouvertement gay représente alors un vrai risque ; celui de se voir suspecté(e) de corrompre et de pervertir la si fragile et influençable jeunesse, voire, dans certains cas extrêmes, d’être accusé(e) de pédophilie.
Pour survivre à cette atmosphère suffocante, Jean a trouvé une parade : elle divise son existence en deux. Une séparation franche et nette entre sa vie professionnelle où elle est Jean, enseignante hétérosexuelle timide et effacée, et sa vie privée où elle est Jean, jeune femme qui vient récemment de faire son coming out et qui participe activement à la vie nocturne queer de Newcastle. Deux vies, deux personnalités, deux Jean. Dans ce quotidien parfaitement compartimenté, un équilibre semble avoir été trouvé. Un équilibre qui est mis à mal lorsqu’un soir, Jean rencontre, dans le bar qu’elle fréquente, Loïs, une élève de 15 ans récemment intégrée à son équipe de netball. Pour éviter que ses deux mondes n’entrent en collision, Jean va alors poser toute une série d’actes plus que discutables. Et c’est en cela que le film d’Oakley mérite une attention toute particulière. Car il introduit dans le cinéma queer britannique un personnage jusqu’ici inexistant : celui de la femme gay qui refuse de politiser sa vie. Jean est une jeune femme au caractère extrêmement pudique. Elle n’a pas la fibre militante. À la façon dont sa sœur se comporte avec elle, il est aisé de deviner le séisme qu’a dû provoquer l’annonce de son homosexualité au sein de la petite famille traditionnelle dont elle est issue. Oser divorcer pour se mettre en couple avec une femme a dû lui demander beaucoup de courage. Un courage qui lui a d’ailleurs coûté sa relation avec sa mère. Ce que Jean souhaite avant tout, c’est un peu de répit. Continuer d’exercer un métier qu’elle aime et vivre sa vie amoureuse comme elle l’entend, à l’écart de son lieu de travail. Alors, lorsque la jeune Loïs se retrouve victime d’une grave injustice, Jean commet une erreur. À la lutte, elle choisit la fuite. Cette attitude va porter préjudice à l’adolescente et précipiter Jean dans un vortex de culpabilité, de peur et de honte.
Porter à l’écran un tel personnage constitue un risque : celui de voir le spectateur poser sur lui un regard désapprobateur et rempli de jugement. Mais c’est tout l’inverse qui se produit. Jean est à mille lieues du stéréotype de la femme lesbienne affirmée et militante, davantage incarnée ici par sa petite copine Vivian, et dont le cinéma s’est déjà emparé à maintes reprises. Faite d’indécisions, de regrets et, il est vrai, d’une pointe de lâcheté, elle n’en mène pas moins un réel combat. La différence est que le sien est intérieur, et Georgia Oakley ne cesse de nous le rappeler dans sa façon de nous présenter visuellement sa protagoniste.
Ainsi, Blue Jean s’ouvre sur un plan de Jean se regardant dans le miroir de sa salle de bain alors qu’elle applique de la teinture blonde sur ses cheveux. Son reflet nous apparaît divisé en deux dans la verticalité. D’emblée, Oakley nous annonce la fragmentation interne de son personnage principal, suggérant, dès les premières secondes du film, cette dualité qui caractérise son existence.
Elle nous révèle également le tempérament de Jean en faisant corréler les couleurs de ses vêtements avec celles de l’environnement dans lequel elle se trouve, en particulier dans les endroits où il lui est difficile de s’affirmer telle qu’elle est. C’est notamment le cas lorsqu’elle est à l’école, où sa silhouette teintée de gris et de beige semble se fondre dans les tons pastels des murs du gymnase, des couloirs et de la salle des professeurs. Même constat dans les lieux publics qu’elle traverse en faisant son jogging. Sa tenue prend alors une teinte plus sombre qui s’accorde avec celle des murs de brique de la petite cité minière où elle vit, ainsi qu’avec les coloris plombés des bords de mer du nord de l’Angleterre. Ce choix esthétique crée ainsi la sensation que Jean s’efface dans l’image comme elle s’efface dans la vie. Afin de survivre au sein de cette société qui la violente, elle se rend invisible et cela se ressent jusque dans son apparence physique qui en devient presque fantomatique. Cette impression est accentuée par le traitement de l’image que l’on doit au chef opérateur français Victor Seguin, dont le travail remarquable réalisé en pellicule 16mm produit ici une œuvre bluffante de réalisme qui ne se contente pas de faire référence aux années 80, mais qui semble bel et bien avoir été tournée à cette époque.
Enfin, la mélancolie dans laquelle est plongée Jean est telle qu’elle colore certains éléments du décor lui-même. En anglais, « to be blue » est une expression qui signifie être triste. Il est intéressant de remarquer que la couleur bleu est présente par petites touches tout au long du film ; du carrelage de la salle de bain de Jean en passant par le bol dans lequel elle mange ses céréales le matin ou l’anneau du panier de netball du gymnase. Ainsi, bien qu’il soit possible de voir dans le titre Blue Jean un hommage à la chanson éponyme de David Bowie sortie en 1984, comme l’ont soulevé certains médias britanniques, il est plus à parier qu’il s’agit davantage ici d’une référence au sentiment de profonde tristesse qui habite la moindre cellule de sa protagoniste.
Née la même année que la mise en application de la Section 28 , Georgia Oakley dresse ici le magnifique portrait d’une jeune femme dotée d’une capacité de résilience forçant le respect, qui apprend à s’accepter telle qu’elle est dans une société qui ne l’autorise pas à prendre sa place. Servi par une réalisation peau à peau avec sa protagoniste, Blue Jean révèle brillamment ce que la pensée conservatrice et toute la violence qui la caractérise fait comme dégâts aux individus qui ne cadrent pas avec les valeurs écœurantes de bigoterie qu’elle défend. Bien que les faits relatés se déroulent il y a près de 35 ans, les questions que ce film soulève trouvent aujourd’hui encore un écho bien réel. Nier notre vérité profonde dans l’idée de survivre est-elle l’attitude la plus judicieuse à adopter face à une menace extérieure ? Cela ne constitue-il pas un risque de succomber à nos propres élans destructeurs ? Quel exemple donnons-nous aux générations qui nous suivent ? Avons-nous le devoir moral de les protéger et de les guider ?
En outre, en choisissant de raconter l’histoire d’un personnage lesbien à l’opposé des stéréotypes habituels, Georgia Oakley met ici en lumière toute la beauté et la diversité des profils de femmes gays et produit une œuvre à la fois percutante et délicate qui détient la promesse d’un avenir radieux pour le cinéma queer .