Briser la pâte
Le piquant festival de littératures du
Le piquant festival de littératures du
Vecteurs’autorise une mue et accueille la revue
Papier Machinepour une résidence, du 4 octobre au 1
erdécembre. Une occasion de faire rebondir les mots entre Aldwin Raoul – cofondateur – et Yves Pagès (
Verticales,
archyves.net) – auteur et éditeur –, invité de la soirée d’ouverture.
Comment s’est façonnée l’idée de cette résidence ?
Aldwin Raoul : C’est notre première réelle expérience dans ce domaine, en tout cas de manière collective. Cela fait deux ou trois ans qu’on se tourne autour avec le Vecteur, sans trouver la bonne porte d’entrée. L’équipe nous a proposé non seulement cette résidence, mais aussi d’être en quelque sorte curateurs, de faire venir notre galaxie au sein de leur lieu, comme un liant.
En quoi est-ce une façon d’ « habiter » une revue autrement ?
A.R. : C’est la première fois qu’on a un endroit pour être dans la démarche en continu : dans notre vie réelle, je suis cuisinier, Valentine Bonomo est serveuse et Lucie Combes travaille parfois dans le spectacle vivant, parfois ailleurs au gré des opportunités. Ces injonctions de la vie quotidienne font que
Papier machine
s’installe dans des temps hyper-décousus. Pouvoir y réfléchir pendant deux mois jour et nuit, peut-être que ça sera bien ou peut-être que ça va exploser !
Yves Pagès : J’ai fait une résidence très institutionnelle : la Villa Médicis. À ce moment-là, je n’avais pas de métier fixe. Désormais, mon emploi est d’être éditeur chez Verticales – même si j’essaie de continuer à avoir une pratique personnelle. Je considère que les résidences permettent aussi de donner des moyens d’existence aux auteurs, ça leur accorde un espace-temps pour se consacrer à leur travail artistique : je me verrais mal leur piquer ça alors que moi, j’ai la Sécu et un salaire. Je n’ai d’ailleurs pas redemandé de bourse : je trouverais ça indigne. La moitié des auteurs de Verticales vivent des effets induits des résidences, ateliers, bourses, etc. Le fait d’avoir choisi des existences où de telles alcôves existent, c’est une forme de résistance passive – je n’aime pas trop les formes manifestes, revendiquées – à l’absorption totale par le train-train. Il faut leur permettre de gratter de l’énergie collective ou individuelle sur le salariat, sur la débrouille ou la précarité. Récupérer du temps pour eux.
A.R. : Pour nous, au-delà du temps et de l’argent qui pourraient aider, il y a surtout cette idée de « retrait ». On sort d’un quotidien permanent de bruits. On s’accorde une cabane pour après se redéployer. C’est essentiel.
Qu’évoque le mot « indépendance » par rapport à vos pratiques ? À quel prix est-on un auteur indépendant ?
Y.P. : L’indépendance est très coûteuse. À partir du moment où on se met à écrire, où on est éditeur – même en CDI –, on s’est assis sur une certaine pente de la réussite sociale, sans que ça soit nécessairement affirmé de manière éthico-esthético-politico-je-ne-sais-pas-quoi. Ensuite, les dés se rejouent souvent. Ce qui est compliqué, ce n’est pas le premier livre, ou le premier numéro d’une revue, c’est sa durée ! Qu’elle puisse avoir cinq, six, sept parutions ! Assurer cette pérennité est plus compliqué : on peut très vite intérioriser – même en étant un auteur indépendant ou une publication qui a une singularité, un imaginaire – les bons conseils qu’on nous donne ou ce qu’on voit qui fonctionne dans le marché, et commencer à être mimétique, à singer les trucs censés être vendeurs.
A.R. : Je vois ce que tu veux dire : être dans la propagande. Chez nous, il y a à la fois l’envie de rester des électrons libres et celle d’être lus par le plus de monde possible. Quelqu’un qui prend Papier machine pour la première fois, si personne ne lui a expliqué le principe, il a du mal peut-être à vraiment tout piger. Il se demandera comment on passe du coq à l’âne. Il y a une sorte de rebuffade, même de la part de certains amis : « J’aime bien ce que vous faites mais je ne comprends pas tout. » Vouloir être indépendant – sans avoir nécessairement le temps ni l’argent – tout en gardant le doute sur « pour qui on fait ça ? Qui nous lit ? » nous tiraille : n’est-on pas en train de rajouter du bruit dans le monde déjà saturé de l’édition ? C’est un équilibre à trouver entre nous qui prenons énormément de temps sur notre vie – sans pour autant gagner d’argent – et le potentiel lecteur qui doit vraiment y trouver du sens, un intérêt, au-delà de notre plaisir personnel à le faire.
Cette année sur Karoo, nous nous interrogeons sur les formes d’engagement… Le terme veut-il encore dire quelque chose pour vous ?
Y.P : Ma réaction première, depuis dix ou quinze ans – vu que je suis plutôt catalogué comme un auteur « engagé » – est généralement de me dégager de ce terme. On peut me reprocher de fuir ce que je suis. Ce n’est pas du tout que je scinde ou que je cacherais le fait que, y compris dans mes bouquins et dans mes prises de position, il y a un aspect politique… Mais pour moi, le mot engagement a eu un sens à une époque, dans les années 1960-1970. Aujourd’hui, il faudrait lui en inventer d’autres : il est devenu porteur de choses qui peuvent à la fois me plaire et me déplaire énormément. Comme disait Raoul Vaneigem – penseur ô combien belge ! – et toutes les avant-gardes fondamentales depuis le dadaïsme, il n’y a pas de dissension fondamentale entre la vie amoureuse, la vie quotidienne, la vie politique, les exigences morales et la création. Ce sont des vases qui communiquent. Je préfère ça à une figure un peu post-paternaliste qui serait : « Nous intellectuels, nous avons des choses à dire aux simples gens ! » De quel promontoire parlerais-je pour donner des leçons politiques ou morales à quelqu’un ? Un zadiste à Notre-Dame-des-Landes a autant à m’apprendre sur le politique que le contraire. L’histoire de la littérature engagée – celle que je connais, de Zola à Sartre – est une histoire de parrainages, de surplomb, de tuteurs, d’idoles. À partir de ma génération, ça ne nous parle plus du tout : j’ai une culture libertaire horizontale.
A.R. : C’est aussi une des questions qu’on se pose beaucoup pour l’évolution de Papier machine : au départ, ça a été créé un peu sur un coup de tête mais maintenant, on a l’envie que le cours de Papier machine se mouille plus dans le réel et moins dans quelque chose d’artistique et lointain. On essaie de se détacher des « je », de personnes qui parlent de leur vie. À ce niveau-là, les discussions au sein du comité peuvent être un peu explosives : certains contributeurs considèrent que c’est aussi important que d’être engagés, que de faire des articles activistes. Pour l’instant, nous sommes dans une espèce de statu quo : nous ne sommes pas une revue engagée ou un magazine d’investigation – d’autres journaux le sont : eux se battent pour libérer du temps pour que ces choses-là existent.
Y.P. : Vos textes sont traversés de problématiques de vie, de société. Mais l’intimité, ça parle aussi du rapport homme-femme, de la sexualité, etc. L’œuf, ça mène la poule (rires) , donc c’est bon. Forcément, les textes ne sont jamais dans la tour d’ivoire d’une thématique qui serait seulement artistique.
C’est notamment le cas, pour le numéro Œuf, avec le texte d’
Éric Therer
qui est perfomer, poète mais d’abord avocat.
A.R : C’est un compte rendu de procès : une maison de retraite, Les Thuyas, reproche des faits de négligence à une de ses employées. Le texte, c’est l’entièreté du procès-verbal : « Madame X ne passe pas assez rapidement la serpillère et ne change pas les couches. »
Y.P. : Cela, c’est aussi s’emparer des modes de langage normés : il y a tout un courant littéraire qui s’y intéresse. Pour faire le lien avec l’engagement dont on parlait tout à l’heure, on s’est posé la question à un moment donné : on aurait pu faire une revue. Mais on a façonné un catalogue : c’est une autre forme de collectivité. La situation n’est pas celle où il y aurait un éditeur aristocratique – d’abord on est deux, Jeanne Guyon et moi – et puis des Zauteurs avec des grands A majuscules ou des Z. C’est tout de même un travail collectif : c’est produire un commun. Une revue, c’est pareil. Elle pourrait même être archi-formaliste, si elle s’installe dans la durée, elle est obligée d’empêcher les égos qui la composent de prendre le pouvoir en son sein. Donc elle se pose des problèmes qui sont l’essence même du politique : c’est-à-dire comment on arrive à travailler ensemble. Elle n’est pas obligée pour ça d’avoir comme objet le politique, le social. Nous, c’est pareil : dans un catalogue comme le nôtre, comment fait-on pour résister au fait que la scène littéraire de publication est une scène dans un monde concurrentiel extrêmement fort où les artistes sont poussés à devenir de petites machines de guerre ultralibérales ? Comment amener une réflexion sur l’équité, sur la mutualisation des choses, sur le fait d’aimer des choses différentes de soi, etc. ?
A.R. : Je pense qu’Anne-Lise avait aussi à l’esprit la projection extérieure… Vous, avec Verticales, même sans l’avoir pensé, vous êtes des outils ou des armes pour ceux qui vous lisent : par le biais de vos livres, leur réflexion et leur argumentation grandit un peu ! Pour moi c’est ça, une maison d’édition engagée : tu fournis des moyens à ceux qui sont en train de réfléchir sur un réel présent. C’est aussi ça qui nous tenaille : est-ce qu’on apporte cela d’une certaine façon ou est-ce que c’est juste du beau pour le beau ? C’est vraiment un biais qu’on essaie de fuir, mais la limite est parfois mince !
Y.P. : Cette année, nous avons vingt ans. On a été amenés à réfléchir – notamment en rédigeant la page wikipédia de Verticales – sur ce qu’on est, etc. On s’en est toujours tirés depuis la création en disant : « on est éclectiques, on n’a pas de ligne. » On a pu comprendre en aval, et par un manifeste, ce qui nous lie – c’est ça la différence avec les avant-gardes : elles nous ont apporté du compagnonnage de route mais aussi beaucoup de discours totalitaires. Maintenant, je dirais que notre catalogue interroge le rapport de l’humanité à l’animalité, le rapport homme-femme et la question des identités sexuelles, comment échapper aux logiques de micro-pouvoir. Après coup, on peut se dire qu’il y a toute une génération d’auteurs qu’on publie – et qui ont entre trente et soixante-dix ans – qui ont été infusés par la pensée des années 1970 : Foucault, Deleuze, etc. A posteriori, je peux dire qu’il y a une sensibilité libertaire chez beaucoup d’auteurs de Verticales, y compris chez certains chez qui c’est tout sauf revendiqué. C’est dans l’implicite de leurs interrogations, dont une des plus importantes aujourd’hui : une fatigue par rapport aux liens de subordination, de pouvoir, etc. Chacun en rend compte avec son humour, sa patte. Si on va voir Pierre Senges d’un côté et Noémie Lefebvre ou François Beaune de l’autre, ils ne se sont en rien concertés. Ça n’est sans doute pas sans lien avec ce qu’Aldwin disait tout à l’heure sur l’importance des retraits par rapport à une vie normée. Nous sommes une maison d’édition qui préfère le doute – même s’il peut être subversif – à la certitude. Tenons-nous en là : au-delà, ceux qui ont des certitudes politiquement nous fatiguent. Ou pratiquement, ou pragmatiquement surtout puisque nous sommes maintenant entrés dans l’ère des tableaux Excel macroniens.
Avec
Papier machine
, vous allez mettre sur pied une anticlopédie. À travers
le Théoriste
, Yves Pagès dit qu’il se méfie des sciences humaines. Dans quelle mesure ces deux positions manifestent-elle la volonté de laisser chacun s’emparer de la connaissance ?
A.R. : Pour nous, c’est une suite logique de la revue : on élit un mot et on va chercher trente contributeurs pour s’en emparer. Volontairement, on choisit d’aller dans les directions les plus opposées possibles : on le proposera par exemple à un astrophysicien et à un cuisinier ! On essaie donc d’ouvrir un peu les sciences humaines, les sciences dures, toutes les boîtes à outils qui sont détenues par un tout petit groupe de personnes. On enfonce des portes pour que tout le monde puisse utiliser les mêmes outils, à petite échelle. L’idée de
l’Anticlopédie
vient un peu de ça aussi. Le savoir ordonné, la volonté de toute-puissance sur le réel, je les admire, je trouve ça très beau mais, après avoir tout classé, on peut se demander comment on joue à saute-mouton, comment on saute de là à là. Les ateliers avec les lycéens nous permettront de leur apporter un autre regard sur quelque chose qu’ils voient tout le temps. L’atelier que j’ai donné dans les Cévennes, c’était aussi des lycéens qui passaient le bac et il portait sur les insultes. La langue française qu’ils doivent utiliser, remplie de figures de style, on peut leur dire : « Eh, regardez, on peut partir de ce qui paraît alambiqué pour se questionner sur les insultes. » On redonne une clé au lecteur.
Y.P. : Ce que je trouve assez marrant en t’entendant – et je ne te connais pas –, c’est de me rendre compte qu’il y a quelque chose dans l’air de vraiment intéressant. Je pense à deux initiatives : il y a une revue qui s’est créée en France, Jef Klak , qui vient plutôt de gens assez activistes qui ont eu envie de faire une revue autour des termes « Marabout » ou « Cheval ».
A.R. : C’est cette revue qui s’articule autour de la comptine « Marabout, bout d’ficelle », etc. ?
Y.P. : Oui, voilà ! Ils essaient de prendre des thématiques qui ne sont pas saturées d’idéologies pour les traiter à la fois du point de vue de la philosophie, de la critique sociale, de la spiritualité – sans Dieu, mais néanmoins – ou de la littérature. Je vois aussi la Mer gelée , une revue franco-allemande codirigée par un des auteurs de notre catalogue, Alban Lefranc. Elle a fait volte-face : désormais le premier numéro de la nouvelle mouture c’est « Chien », le deuxième c’est « Maman ». D’une autre manière, Jouannais, avec son Encyclopédie des guerres – même si c’est un autre courant – interroge la guerre mais à travers des trous de souris. Si on réfléchit, il y a un retour d’une volonté d’encyclopédie – et il y a une revue qui est très fondatrice là-dessus, c’est R de Réel qui aboutira ensuite au Tigre : ils y détournaient des abécédaires, etc. Ils s’emparaient de la volonté encyclopédique, non pas celle du XVIII e siècle – ivre de savoir, mais magnifique, celle dont cette société-là avait besoin – de déclassifier, déhiérarchiser, décloisonner, dénormer notre rapport au savoir et à l’imaginaire. Comme une façon de dire que le savoir et l’imaginaire peuvent fonctionner main dans la main.