Le metteur en scène Joël Pommerat livre une critique acide de la politique contemporaine dans
Le metteur en scène Joël Pommerat livre une critique acide de la politique contemporaine dans
Ça ira (1) fin de Louis, présenté au Théâtre National. Le fond et la forme choisis mettent en parallèle la position des spectateur.rice.s et celle des citoyen.ne.s.
En allant voir la pièce, je ne savais pas de quoi elle parlait. Petit à petit, grâce à certaines connaissances qui me viennent de l’école secondaire, je découvre que son sujet n’est autre que la fameuse grande Révolution des livres d’Histoire. Mais contrairement à Sylvain Creuzevault et son Capital et son singe ((Sylvain Creuzevault, le Capital et son singe , créé à Angers en 2014 et accueilli au Théâtre National dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts la saison précédente .)) , émaillé de tant de références que sans les connaître, le spectacle devenait indigeste, la connaissance de l’Histoire n’est pas nécessaire pour comprendre le propos et la mise en place d’une critique de la politique actuelle.
La première scène pose l’esthétique de jeu : décors à la fois minimalistes et gigantesques (typiques de Pommerat), parler frontal avec le micro et actualisation de l’événement dans un espace-temps contemporain. Mais si les hommes et femmes d’État portent des costumes européens qui pourraient être de notre époque, qu’illles 1 fument et utilisent un langage actuel, rien de visuel ne suggère un lieu ou une date de manière plus précise.
Le ministre des Finances prend la parole dans un discours qui annonce la ruine de l’État et la nécessité de soumettre la noblesse et le clergé à l’impôt, ce dont illes étaient auparavant dispensé.e.s. L’ouverture du spectacle nous rappelle (ou nous apprend) donc que les causes de la Révolution française sont d’abord économiques : c’est parce que la noblesse et le clergé ont refusé d’accepter le nouvel impôt sans une convocation des États généraux que le Tiers-État a eu l’opportunité de s’organiser en Assemblée nationale.
Mais l’élément-clé de cette mise en scène, au-delà de la lecture de l’Histoire qu’elle livre, est sans doute la position dans laquelle elle place le public. Dans cette première scène, le ministre des Finances, face aux spectateur.rice.s, s’adresse à celui-ci comme s’il était le peuple. Son discours pourrait être celui d’un politicien actuel. Certaines de ses phrases sont chaleureusement acclamées par certaines personnes dans le public.
Le doute s’installe alors : sont-illes vraiment des spectateur.rice.s enthousiastes qui lancent « une claque » à la première occasion ? Bien vite, les choses se clarifient : il s’agit de comédien.ne.s, qui interpelleront à leur tour les acteur.rice.s sur scène depuis leur siège. Mais s’illes sont à côté de nous, c’est que nous sommes aussi pris à parti en tant que peuple de France. Disséminé.e.s comme ils le sont, l’illusion est en effet parfaite et ils embarquent tout le public à devenir, selon les scènes, le peuple en colère ou enthousiaste, mais aussi les membres de l’Assemblée Nationale.
Une alternance entre scènes publiques et scènes privées nous place alternativement dans une position inclusive, autrement dit dans le processus même du spectacle, et dans une position de téléspectateurs invisibles, externes à l’action. Les premières correspondent par exemple aux débats politiques : discours des puissants destinés au peuple, débats à l’Assemblée nationale ou encore compte rendu d’un discours royal par un journal parlé espagnol. Au contraire, les secondes sont de l’ordre de l’intime et réinstaurent un quatrième mur : ainsi sont gérés les moments entre le roi et sa femme, ceux entre le roi et ses conseillers. Ces scènes correspondent à celles qui ne pourraient pas être couvertes par la presse – celles où il n’y a théoriquement pas de témoins. Nous redevenons alors spectateur.rice.s normaleaux 2 , c’est-à-dire invisibles.
C’est là que réside le génie de cette dernière création : en investissant un espace de jeu qui couvre à la fois scène et salle, Pommerat s’assure de l’attention du public et en même temps le rend complice impuissant de tous les événements.
En effet, dans les phases sans quatrième mur, le jeu est clair : les spectateur.rice.s sont pris.es à parti mais il leur est pourtant tacitement interdit de réagir directement. La position du public muet est régulièrement réaffirmée par les moments privés dans lesquels nous n’existons plus. Or, le public n’est pas censé réagir aux interjections que lancent les acteur.rice.s, excepté si le cadre le permet de manière évidente (par exemple dans les spectacles de théâtre-action). Plusieurs fois, des phrases qui soulignent cette ironie sont lancées : un député de l’Assemblée nationale s’écrie « que ceux qui s’opposent se lèvent », ou un représentant du pouvoir hurle un « je vous demande de sortir » aux membres de l’Assemblée nationale qui refusent de quitter la salle des débats. Nous sommes donc coincé.e.s : le fait que nous ne nous levions pas ou ne sortions pas fait donc partie du scénario, que nous sommes alors obligé.e.s de suivre.
La critique politique de Pommerat s’exprime alors de deux façons : dans le fond, mais aussi dans la forme. Dans le fond, tout d’abord. Elle se situe dans le contenu même des discours et des événements auxquels nous assistons. Les débats tournent en rond alors que la grande majorité des français meurt de faim et se fait massacrer par des militaires parce qu’illes tentent de résister. La classe dirigeante défend ses privilèges en dépit du bon sens et du bien commun, et les élu.e.s de l’Assemblée nationale, au final tou.te.s bourgeois.es bien né.e.s, sont vite démasqué.e.s ; illes cherchent avant tout à servir leurs intérêts. L’argent et le prestige sont des moteurs pour la minorité la mieux lotie et le peuple qui crève n’a plus d’autres choix que de prendre les armes. La seule députée qui semble être jusqu’au bout avec eux, M me Lefranc, finit elle-même par leur donner tort.
D’un autre côté, ce peuple poussé à bout commet lynchages et dénonciations et ne paraît finalement pas plus humain que la classe dirigeante, même si les circonstances dans lesquelles illes sont plongé.e.s nous les rend proches, si pas excusables. Difficile de ne pas faire le parallèle avec les événements que nous connaissons actuellement en Europe, que ce soit la loi Travail en France, les coupes budgétaires dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la culture, ou encore le récent amendement du CETA que même Paul Magnette a fini par trouver acceptable.
La critique est également présente dans la forme adoptée, car Pommerat réaffecte la fonction de citoyen.ne, qui plus est celle de citoyen.ne d’une démocratie européenne actuelle, à celle des spectateurs. Nous devenons non seulement témoins mais aussi participant.e.s des événements, et pourtant il est clairement défini que nous n’avons pas le pouvoir de les changer. Plus que cela : nous n’avons pas le choix de nos opinions, à moins de transgresser les conventions, ici de la représentation théâtrale.
La manière dont sont représentés les médias dans le spectacle appuie cette analyse. Une scène en particulier fixe notre statut face à ceux-ci : celle où une journaliste espagnole décrit le discours que va donner le roi au peuple. Face à nous, elle commente les événements comme si elle passait en direct à la télévision alors que le roi et sa suite arrivent côté jardin et s’adressent à un auditoire invisible située dans les coulisses à cour.
Nous sommes à ce moment considéré.e.s comme des téléspectateur.rice.s. Notre statut est celui de consommateur.rice.s d’événement, rendu.e.s muet.te.s pour mieux écouter. D’autres moments nous donnent à nouveau ce statut – je pense notamment à la scène dans laquelle le roi et la reine arrivent du fond de la salle sur une musique digne des MTV Awards, accompagnés par des lumières éblouissantes. Dès lors, Pommerat, par son discours et par la façon dont il implique le public dans la mise en scène, nous fait prendre conscience de la transformation des citoyen.ne.s en télé-spectateur.rice.s consommateur.rice.s plutôt qu’acteur.rice.s de la politique.
Pour finir, l’anachronisme de l’ensemble nous signale clairement que la Révolution française est un prétexte pour parler d’autre chose ; pour parler de nous. Le tour de force est réussi : nous avons devant nous une politique contemporaine, ou presque, qui joue la révolution la plus connue du monde francophone. C’est une façon de rappeler que l’Histoire est une question de conjonctures… Et que la conjoncture actuelle est loin d’être favorable.