C'è ancora domani
Un vent de liberté en pleine figure
En nous servant un cocktail d’émotions et de contrastes, la réalisatrice Paola Cortellesi traite avec singularité l’amorce d’une émancipation féminine dans une Italie d’après-guerre teintée de machisme et d’austérité.
Rome, 1946. Delia se réveille avec une claque dans la figure. Pour elle, c’est une matinée ordinaire. Mère de trois enfants, une adolescente de seize ans et deux jeunes garçons, elle vit – ou plutôt elle survit – sous la menace d’un mari prénommé Ivano qui la maltraite et la réduit, on peut le dire, à l’état d’esclave. Car en plus d’être victime de violences physiques et psychologiques, Delia doit travailler sans relâche, à l’intérieur de la maison comme à l’extérieur, où elle accumule les petits boulots : aide-soignante, lingère, couturière… en passant par assembleuse de parapluies. Malgré tous ces efforts, elle peine à joindre les deux bouts dans ce contexte austère d’après-guerre.
La photographie (le film est en noir et blanc), ainsi que les costumes et les accessoires nous plongent sans effort dans cette époque. Outre cet effet de réalisme et d’immersion dans le passé, le recours au noir et blanc invite notre regard à se focaliser sur la lumière et les contrastes. Ces derniers s’en trouvent plus intenses et renforcent de ce fait la dimension tragique. Même si Delia est probablement dans la pire des situations, elle n’est pas la seule femme à être opprimée et on comprend vite que le patriarcat domine encore profondément, et ce, grâce à des indices comme son salaire moins élevé que son collègue fraichement arrivé, tout simplement « parce que c’est une femme ». On lui demande d’« apprendre à se taire ». Néanmoins, quelques allusions (« mais qu’est-ce qui vous prend, à toutes ? ») montrent que le train de l’émancipation est en marche. D’ailleurs, sa meilleure amie, qui a l’air d’être dans un couple égalitaire, ou encore un militaire américain bienveillant sont autant d’exemples de modernité qui viennent faire de timides mais importantes incursions dans le monde de Delia.
Surveillée de près par Ivano, Delia réussit tout de même à économiser chaque jour un peu d'argent à son insu. Pour quoi faire ? se demande-t-on. Sur le chemin du retour, elle croise son amour de jeunesse, et la nostalgie les enveloppe : cet amour serait donc encore bien vivant. Il doit quitter la ville et lui propose même de s’enfuir avec lui. Des graines d’espoir sont ainsi semées dans notre esprit… et on se dit que l’issue de cette histoire sera soit heureuse, soit malheureuse selon ce que Delia décide de faire. Plus tard, on comprendra que l’on s’est bien fait avoir.
Paola Cortellesi est ici à la fois réalisatrice et interprète du rôle de Delia. Elle choisit de traiter de sujets graves par le biais de l’humour, ce qui est assez troublant, pour ne pas dire gênant. Elle utilise la musique à de nombreuses reprises et notamment dans une scène de violences conjugales où les coups sont chorégraphiés au rythme d’une chanson de variété italienne. Comme dans un clip, le texte de la chanson colle à la situation qui nous est donnée à voir. Cela donne un effet complètement décalé qui brouille les sens et les émotions : c’est comme si notre cerveau ne savait pas sur quel pied danser. L’utilisation de la musique permet à d’autres moments d’intensifier les émotions, de donner du rythme, et même d’induire une signification de changement : en effet, lors des élans de liberté de Delia, la musique passe d’un registre ancien à un registre moderne.
Le rythme est donné aussi par l'enchaînement d’une variété d’angles de prise de vue. La réalisatrice fait notamment usage du travelling horizontal à de multiples reprises pour suivre Delia quand elle traverse la ville, et de l’alternance champ – contre-champ pour dynamiser les conversations des protagonistes. À certains moments, ce rythme est suspendu lors de scènes au ralenti, avant de redémarrer de plus belle. Ce dynamisme fait écho à celui du jeu des comédiens et, en filigrane, à l’image stéréotypée que l’on se fait des Italiens.
Tout comme la photographie, le récit est teinté de contrastes : ancien/moderne, triste/joyeux, mais aussi riche/pauvre. En effet, si la famille de Delia ne doit pas être la seule famille modeste de la ville, d’autres ont l’air plutôt bien nanties, comme celle du fiancé de sa fille Marcella. Lors du repas de fiançailles, on assiste entre ces deux familles à un véritable choc des cultures socio-économiques : cet écart est alors accentué par des attitudes caricaturales (le regard dédaigneux de la mère d’un côté, l’attitude odieuse du grand-père de l’autre, etc.). De manière générale, le parti pris caricatural des personnages et du jeu d’acteurs irrite quelque peu.
La relation entre Delia et sa fille Marcella est cependant beaucoup plus nuancée et apporte ce qu’il faut d’émotions et de justesse. Elle est solidaire, mais non dénuée de violence. Les propos de Marcella envers sa mère sont parfois extrêmement durs : « tu ne vaux rien », « tu n’es qu’un paillasson », et en même temps, on sent que c’est pour la confronter et la faire réagir qu’elle lui adresse ces horreurs. Au bout du compte, c’est par amour.
Cette relation mère-fille, mais plus largement les relations entre femmes viennent sauver Delia – et le spectateur avec elle – de ce tableau obscur où elle est empêtrée. Grâce à cet aspect, mais surtout à un dénouement génialissime (que je ne dévoilerai pas ici), C'è ancora domani est un film qui chamboule et irradie la liberté.