Céline, by Céline
Dans le seul en scène Faire danser les alligators sur la flûte de Pan , joué du 27 au 31 octobre à l’Atelier Théâtre Jean Vilar et mis en scène par Ivan Morane, Denis Lavant incarne Céline, à la virgule près. Décryptage d’un tour de force magistral, justement récompensé d’un Molière en 2015.
Cet article fait partie d’un dossier sur les adaptations théâtrales des textes de Louis-Ferdinand Céline, « Céline au théâtre ». Lisez la suite .
Céline. Le romancier de génie, l’antisémite viscéral, le pamphlétaire collabo, l’épistolaire compulsif, aussi.
La complexité du personnage demeure un défi en soi, mais l’excellence est ailleurs : grâce au talent d’Émile Brami, adaptateur prodigieux (n’ayons pas peur des mots), le texte est composé à plus de 90 % de la correspondance de Céline lui-même ! Brami réalise donc un travail remarquable, sensible et minutieux. Le résultat est à la hauteur : sans tomber dans l’écueil d’une copie fade, d’une imitation bouffonne ou grossière, le texte et l’acteur fusionnent en une performance qui finit par ressusciter Céline le temps d’un spectacle.
Denis Lavant saisit l’esprit, l’emporte, le capture. De sa voix rocailleuse, il captive, tandis que toute mimique, tout mouvement sont travaillés, millimétrés. Il émane de lui une terrible énergie, à la fois fascinante et effrayante ; on sent chez lui une maîtrise du sujet, du personnage, accordée à une forte présence, un jeu physique et puissant.
Il reste cependant un léger bémol, de mon côté. J’ai trouvé la mise en scène fade et illustrative malgré quelques bonnes idées çà et là. Il s’agit peut-être d’un effet de contraste ; égaler une telle réussite d’adaptation et un comédien si inspiré n’est pas chose aisée, mais tout de même.
D’abord, le décor. D’un côté, un piano, de l’autre, un lit ; au centre, une table d’écriture surplombée par des cordes à linge où pendent des feuilles manuscrites et une échelle immense. Lors de son monologue, l’acteur vogue d’un objet à un autre, et l’on comprend vite le lien symbolique, assez premier degré, entre texte et position dans l’espace. Un passage complexe fait d’envolées lyriques ? Le voilà à griller ses cheveux gris sous les projecteurs, au sommet de l’échelle. Une réplique en fanfare ? Il pianote. La vieillesse pointe le bout de son nez ? Il tousse, allongé sur son lit. Par moments, j’ai vraiment cru que la mise en scène n’avait pour seul but que de présenter un monologue statique.
Et s’il avait joué sur les contrastes, par exemple ? Un jeu aussi puissant et énergique face à une lumière qui diminue peu à peu ; ou encore, Céline qui range, jette ou détruit les possessions d’une vie entière pour, petit à petit, finir dépouillé, seul, vieux, dans le noir, avec au-dessus de lui une voix off qui rappelle ses chiffres de vente et sa gloire présente, fruits du labeur dont la mort le prive à jamais. Cela aurait peut-être collé davantage au personnage du vieil auteur.
Pourtant, Ivan Morane n’a rien fait de catastrophique, loin de là. En fin de pièce, Céline nous parle de ses lectures et de ce qu’il pense de la littérature moderne. Nonchalamment assis sur sa chaise, il vide un carton de livres dans un autre et balance un avis court et incisif avant de jeter l’ouvrage dans l’autre boîte. Ingénieuse idée ! Ainsi, une flopée de citations de Céline du type « Proust, l’Homère des invertis trois cents pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c’est trop » passe la rampe en un temps record, sans donner une indigestion à l’auditoire et transformer un monologue brillant en commentaire rébarbatif.
Le titre est une formule de Céline pour qualifier sa pratique d’écriture, paraphraser son talent. L’impression est la même concernant le spectacle, entre exercice fou et périlleux, défi colossal, écarts pas toujours du meilleur effet. Mais il reste un pari réussi, et un grand moment de théâtre.