Chants of Sennaar
La pierre de Rosette, c'est vous !
Le jeune studio toulousain Rundisc reconstruit la tour de Babel dans un jeu basé sur le langage, Chants of Sennaar. Il a fait parler de lui à la cérémonie des Pégases où il a remporté trois prix, dont celui du meilleur jeu 2023.
Chants of Sennaar, des studios Rundisc, réinterprète le mythe de Babel. Un épisode biblique qui expliquerait les divisions linguistiques entre les peuples. Le concept du jeu est fidèle à la légende : on y grimpe la célèbre tour dans laquelle les occupants ne se comprennent plus.
Aux grands mots les grands remèdes
D’emblée disons-le, ici, c’est le gameplay ultra-ingénieux qui surprend. Dans Chants of Sennaar, les développeurs font appel à nos capacités de déduction et de logique pour reconnecter les peuplades. Vous y jouerez un traducteur dont la mission sera de déchiffrer des langues imaginaires.
Il vous faudra observer l’environnement, parler aux habitants et comprendre leurs actions. Certaines langues sont plus idéographiques : vous parviendrez à déduire le sens des mots rien qu’à la forme des signes. D’autres sont bien plus cryptiques ou même liées à des logiques mathématiques. À vous d’émettre des hypothèses et de les vérifier pour saisir petit à petit le vocabulaire que vous découvrez. Chaque niveau de la tour fait référence à une civilisation : phénicienne (dont l’alphabet est le père de l’écriture moderne), nordique, et d’autres qu’on vous laisse le plaisir de découvrir.
Ce qui est brillant, c’est que la progression du joueur est organique. Tous les casse-têtes sont interconnectés, intradiégétiques, fluides. Oui, vous vous sentirez intelligent quand vous jouerez à Chants of Sennaar.
Ensuite, c’est la direction artistique qui subjugue. Les développeurs ont avoué qu’elle résultait d’une contrainte de main d'œuvre : seules cinq personnes ont travaillé sur le jeu. Le style graphique très radical et référencé est pourtant aussi l’une des nombreuses forces du titre. Les paysages aux couleurs brutes et lignes claires empruntent au style de Moebius de manière assumée. C’est rafraîchissant de voir un jeu se distinguer par ses graphismes dans une industrie où l'innovation graphique se résume parfois à pousser au max le curseur du photoréalisme.
Une histoire qui joue sur et avec les mots
La narration du jeu gagne elle aussi en singularité puisqu’elle se lie au gameplay. Pour comprendre les dialogues ou les textes dispersés çà et là, il faut décoder les langages. Et pour décoder les langages, il faut dialoguer et trouver des textes. Parvenir à connecter intrigue et gameplay est un petit coup de génie, croyez-moi.
Mais il n’y a pas que l’histoire qui immerge le joueur dans cet univers, il y a aussi la musique. J’avoue que la bande originale a rejoint mes playlists. Là, il faut saluer les cordes et percussions de Thomas Brunet qui ponctuent subtilement la progression. Grâce à son élégance, la musique instrumentale ne vous déconcentre pas pendant vos recherches linguistiques.
Car oui, mieux vaut ne pas être déconcentré quand on joue à Chants of Sennaar. Prenez soin de huiler la mécanique de votre cerveau avant de lancer le jeu : on entend sinon crisser les rouages de l’intellect, surtout lors des derniers chapitres retors. Rassurez-vous, chacune des énigmes est logique, rien n’est insurmontable. Cela dit, mieux vaut ne pas y jouer passé 22h après une journée éreintante.
Malgré sa courte durée de vie (d’une dizaine d’heures), le rythme du jeu est assez lent, notamment à cause des nombreuses allées et venues dans des couloirs labyrinthiques. J’en connais certains qui trouveront ça pénible. Notons également quelques phases « d’infiltration » dans lesquelles vous devez éviter de vous faire repérer par vos ennemis. Elles sont peu présentes et moins soignées.
Ces faiblesses ne l’empêchent pas d’être l’un des meilleurs jeux auquel j’ai joué depuis longtemps. Je constate une fois de plus que c’est vers les indépendants qu’il faut regarder pour des jeux aux prises de risque marquées. L’habile mélange de la narration au gameplay et sa direction artistique inspirée forgent l’unicité de Chant of Sennaar. Sans langue de bois : une masterclass.