critique &
création culturelle

Cher instant je te vois de Caroline Lamarche

Quand il ne nous reste plus que le présent

Cher instant je te vois de l’autrice belge Caroline Lamarche est un texte méditatif et déroutant. Elle y raconte les derniers jours de son amie Margarida, mais nous invite aussi à nous arrêter un instant pour contempler et absorber le précieux temps qu’il nous reste.

Autrice belge à la plume polyvalente, Caroline Lamarche écrit aussi bien des romans que des poèmes, des nouvelles, des textes de théâtre ou encore des livres pour enfants. Elle a reçu de nombreuses récompenses, dont on ne citera ici que le prix Goncourt de la nouvelle en 2019 pour Nous sommes à la lisière 1.

Cher instant je te vois est un texte inspiré par la mort de son amie, la créatrice sonore Margarida Guia, décédée en 2021 à 48 ans à la suite d’un cancer du sein. Elle y relate leurs derniers échanges, alors que Margarida est hospitalisée en pleine pandémie de Covid-19.

Elle y exprime aussi, comme dans une contemplation, les pensées qui la traversent durant cette épreuve et tout l’amour qu’elle porte à son amie à travers la nature, les souvenirs et les poèmes.

« Je t’envoie Baudelaire, lu par ma voix grave de l’aube

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Quel bonheur, m’écris-tu, ta voix que j’écoute dans mes nuits.

J’ai eu un pic de douleur effroyable. L’enfer existe. Tristesse.

“Sois sage ô ma douleur”, c’est comme ça que je dois lui parler.

Un oiseau chante, que je ne sais nommer.

Merci toujours d’arriver, comme lui, à ma fenêtre.

Je vais retourner dans ma nuit et m’endormir j’espère.

Tu vas te réveiller, bien le bon jour, ma chère amie. »

Je dois l’avouer, je n’ai pas saisi le sens de cet ouvrage à la première lecture. Caroline Lamarche s’y exprime comme dans un journal intime. On y lit ses réflexions, parfois incohérentes comme peuvent souvent l’être les pensées qui s’égarent. De par ce style d’écriture, le texte m’a d’abord paru incompréhensible et inaccessible.

À tel point que je me suis demandée, finalement, pourquoi le rendre public ? J’avais l’impression de voir défiler des méditations que je ne pouvais pas comprendre et une histoire dont je ne faisais pas partie. De plus, le livre est truffé de références culturelles, notamment poétiques, que je n’ai pas comprises, ce qui l’a rendu encore plus inaccessible et frustrant.

L’autrice m’invite à lire son écrit et finalement je reste hors de portée de sa conversation avec elle-même, comme si je me rendais à un événement auquel je ne connaissais personne. On a toustes connu cette sensation de gêne…

Pourtant ce style d’écriture sert bien le sujet traité. On parle ici de deuil et de la conscientisation du temps qu’il nous reste quand on sait que la mort de l’autre approche. C’est un sujet profondément personnel et la forme de l’ouvrage accentue le sentiment de s’immiscer dans l’intimité du narrateur interne.

« J’entends parfois ta voix qui se fêle.

Mais le cristal n’est pas cassé, il se remet à sonner clair.

L’instant d’après tu y verses une autre couleur

que je bois comme un élixir de jouvence.

Tu as trébuché, voilà tout,

comme je trébuche, moi, quand je marche d’un pas vaillant

dans un chemin forestier,

attentive au sous-bois, aux odeurs, aux moindres sons.

Forestiers sont nos échanges, accidenté le chemin,

vaillante notre attention à l’instant.

Ne pas penser, surtout, être dans le monde,

herbe parmi les herbes,

chant parmi les chants.

À l’heure où je t’écris, un merle vocalise

et de gros bouillons s’échappent de la casserole aux œufs.

C’est ensuite seulement que j’entends le ronron

de mon frigo et puis mon acouphène

qui siffle comme toujours dans mon oreille gauche,

au fil du temps j’ai appris à l’écarter

comme j’écarte les pensées parasites.

Une malchance peut devenir une chance,

un travail, une discipline,

une simplification bienvenue. »

Je n’étais heureusement pas toujours perdue dans les limbes de l’interprétation. Quelques passages évidents ont éclairé ma route. Certains m’ont tout de suite émue, comme des uppercuts surprises, et d’autres m’ont fait rire, sarcastiques à souhait.

« On est aux petits soins pour moi, tu sais,

ils cherchent vraiment comment soulager la douleur.

Éternelle Candide, Margarida dans le meilleur des mondes, celui de l’amour et de la protection.

Mais où est Dieu en vérité

quand s’épuisent les anges ? »

Et puis finalement, ma réflexion a évolué comme c’est souvent le cas lors de ce merveilleux exercice qu’est la rédaction d’une critique. En effet, plus je lisais le texte et plus il s’en dégageait une certaine beauté, car même si je ne comprenais pas tout, là n’était pas le but. Je me suis plutôt laissée couler comme la narratrice dans la contemplation de l’instant et j’ai accepté de ne pas avoir le contrôle.

Cher instant je te vois. Serait-ce donc là tout le centre de l’ouvrage ? Une longue méditation durant laquelle aucun détail ne nous échappe face à la mort imminente. On souhaite tout absorber, ne surtout pas penser à demain mais respirer pleinement avec la personne que l’on aime, jusqu’à son dernier souffle.

« Ne pas penser c’est ne pas penser à la fin.

C’est se passer d’espoir comme de désespoir.

C’est donner au temps qui reste sa mesure.

Cher instant je te vois

écrit Beckett dont tu me lis maintenant des poèmes

brefs comme des plaisanteries.

Dans la foulée tu me dis

que la lumière du jour est éclatante

et que tu entends les cris des enfants

dans une cour de récréation proche. »

La fin de l’ouvrage prend une dimension plus large que la mort de Margarida. À travers son agonie, Caroline Lamarche fait écho à la détresse de notre planète que nous détruisons. Les derniers mots du livre nous invitent à toustes profiter du temps qu’il nous reste, et ainsi la boucle est bouclée :

« Soyons lents désormais, regardons

ce qui nous reste à regarder.

Écoutons

ce qui nous reste à écouter.

Savourons

ce qui nous reste à savourer.

Mourir sera plus doux d’avoir, dans la lenteur,

bu les dernières gouttes de la beauté

que nous avons détruite. »

De par ma position de lectrice, ce livre est pour moi une métaphore du deuil mais il révèle aussi une difficulté contemporaine : ralentir, observer à l’intérieur et autour de soi, sans but précis, dans un monde au rythme effréné qui court à sa perte.

En lisant Cher instant je te vois pour la première fois, je suis passée par une sensation de manque de contrôle, d’incompréhension et de colère. Et puis finalement, j’ai cessé de lutter et je suis arrivée à me laisser emporter dans la contemplation du moment et la beauté de l’instant, sans pensées parasites. J’ai lâché prise pour enfin me dire… Cher instant je te vois.

Même rédacteur·ice :

Cher instant je te vois

De Caroline Lamarche

Éditions verdier, 2024

91 pages

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