Mêlant conflits politiques et moraux, Coriolan de Shakespeare, adapté ici par Jean-Baptiste Delcourt, nous plonge au cœur de la démocratie romaine, nous dévoile ses dérives totalitaires à travers la figure de Coriolan, véritable héros militaire dont l’orgueil empêche l’accès au pouvoir.
À l’aube de la République romaine, un homme se distingue par ses exploits militaires. Soutenu par l’ancien consul Cominius, Caius Marcius reçoit le titre de « Coriolan », symbolisant sa victoire face au peuple volsque dans la ville de Corioles. Coriolan se fait rapidement remarquer par le sénat et accepte de se présenter aux élections sous les encouragements de certains sénateurs et de sa mère. Mais ce héros militaire, voire cette machine de guerre, est loin de convenir aux normes politiques romaines, de par son profond mépris de la plèbe et des codes de la démocratie. Il finit par être condamné à l'exil, à cause de son mépris et de sa violence envers les tribuns du peuple romain.
Adapté de la pièce de William Shakespeare écrite en 1607, le spectacle est mis en scène par Jean-Baptiste Delcourt. Il nous propose une adaptation très intense, grave et dramatique, fidèle à l’intention shakespearienne. Coriolan ne raconte pas seulement le parcours de Caius Marcius, mais questionne aussi la démocratie et ses dérives.
Dans sa mise en scène, Jean-Baptiste Delcourt a décidé d’inclure le public comme acteur de la tragédie : on le remarque dès la première scène de la pièce, où deux tribuns romains s’adressent au peuple (le public) et nous convainquent des mauvaises intentions du futur consul Caius Marcius alias Coriolan. Dès le départ, les spectateurs reçoivent une place active dans la démocratie romaine, et tout au long de la trame, le public joue le rôle de la plèbe, de soldats, d’assemblée de sénateurs. Cette manière d’impliquer le spectateur dans la trame rejoint les codes du théâtre shakespearien, où les spectateurs se tenaient debout, parlaient, et commentaient durant la pièce, contrairement aux normes du théâtre contemporain où le public n’est, le plus souvent, qu’observateur passif.
Selon moi, ce parti pris d’intégrer le spectateur permet d’aborder l’un des sujets les plus importants de la pièce : le système démocratique. Le régime politique est vu selon ses travers et ses dérives totalitaires. Par exemple, alors qu’il doit se présenter au peuple lors des élections consulaires, Coriolan rejette directement les normes traditionnelles, et refuse même de faire acte de présence devant la plèbe, alors que cette dernière prend une place importante de la démocratie.
Face à cette situation, le lien est rapidement fait avec la politique occidentale actuelle, dans laquelle, de plus en plus, la population se laisse manipuler par les représentants et s’exclut elle-même des décisions politiques.
De plus, le public assiste à plusieurs scènes de concertation entre les élites romaines s’imaginant que le peuple n’a pas son mot à dire et qu’il suffit de lui servir de belles promesses pour l’avoir de son côté. Le metteur en scène explique son choix d’adaptation de la pièce classique : « J’avais envie de regarder le monde aujourd’hui au travers de cette pièce, en tout cas de lui tendre un miroir, en essayant d’en faire ressortir la complexité, allant à l’encontre des réponses simplifiées que le monde politique a l’habitude de nous servir, en instrumentalisant les citoyens, en parlant à leur place à grands coup de formules toutes faites telles que nos citoyens pensent que… »
Jean-Baptiste Delcourt parvient à nous faire pénétrer dans cette pièce classique qui, de prime abord, pourrait rebuter un public contemporain. Mais au final, le spectacle illustre des problématiques intemporelles et qui prennent donc sens dans le monde moderne. Cette ambition de renouer et de se reconnaître dans les textes classiques fait d’ailleurs partie des axes principaux du travail théâtral du metteur en scène.
Le travail de mise en scène, des décors et d’occupation de l’espace scénique sont vraiment remarquables. Les décors sont épurés, de sorte à ce que le spectateur puisse tout de même s’identifier, malgré le décalage temporel. Aucun élément du décor ne me paraissait superflu. Un escalier à l’avant gauche de la scène permet, par exemple, aux acteurs de s’adresser à l’assemblée du peuple (le public). Tous les éléments de décor servent l’intrigue de l’histoire : au moment où Coriolan apprend que le peuple retire sa voix pour l’élire, il entre dans une fureur telle qu’il veut tout détruire sur son passage. Les rideaux et le miroir au centre de la scène permettent au personnage de les repousser, de les frapper pour montrer sa colère.
J’aimerais souligner le jeu des acteurs impressionnant. Ils parviennent à nous faire comprendre la complexité des enjeux, et à nous faire renouer avec un texte qui peut paraître désuet à la première lecture. Le jeu de Soufian El Boubsi, interprète de Coriolan, était particulièrement intense, il arrivait à la fureur de Coriolan de manière tellement persuasive qu’on eut presque cru qu’elle était réelle.
La pièce parle de la politique romaine, de ses dérives, mais elle aborde aussi une thématique très importante : apprendre à vivre avec les autres. Il est clair que Coriolan est une personnage orgueilleux, impulsif et d'une grande violence. Il doit faire face à toute une mascarade politique pour entrer dans les grâces du peuple et des élites romaines. Chose qui l’insupporte et qu’il ne parviendra pas à faire. Je trouve que cette figure est très intéressante parce qu’elle souligne la nécessité diplomatique, le devoir de s’adapter aux autres, de les tolérer. Coriolan sera d’ailleurs puni pour son intolérance à l’égard des tribuns. Ce qui est à noter, c’est qu’au moment où Coriolan s’apprête à assiéger Rome après avoir été banni, il se retire et épargne la cité, convaincu par sa famille. Cette sorte de rédemption ne le fera pas échapper à son destin. La fin de la trame rejoint l’une des grandes caractéristiques de la tragédie antique : le moment où le héros comprend et accepte la sentence et son destin tragique.
Coriolan mis en scène par Jean-Baptiste Delcourt est un spectacle magnifique qui met en lumière un texte et une trame dans lesquels nous retrouvons notre société moderne, prise entre des crises politiques et identitaires. Malgré les quatre siècles qui nous séparent du théâtre shakespearien, nous ne pouvons que constater que les enjeux politiques et moraux restent intemporels.
J’ai appris, deux jours après la représentation, que l’acteur principal Soufian El Boubsi s’était blessé lors de la troisième représentation. Je lui souhaite sincèrement un bon rétablissement et beaucoup de courage pour la suite.