Invitée au festival des littératures de Passa Porta, l’auteure japonaise Yoko Ogawa présentait Cristallisation secrète , écrit en 1994. Des années plus tard, le roman a un tout autre retentissement dans un monde où l’amertume de ce qui a disparu n’a pas quitté nos lèvres.
Avec une première traduction en français en 2009, Cristallisation secrète a été redécouvert grâce à sa traduction en anglais en août 2019, roman nominé cette même année pour le National Book Award for Translated Literature et le 2020 International Booker Prize. Ayant remporté de nombreux prix littéraires au Japon, Yoko Ogawa est connue dans le monde francophone pour, entre-autres, son roman La Formule préférée du professeur traduit en 2005 et adapté au cinéma en 2006. Interviewée par Luk Van Haute au festival Passa Porta dans le cadre de la traduction de Cristallisation secrète en néerlandais, Yoko Ogawa a livré quelques clés de lecture, bien qu’elle soit restée plutôt énigmatique quant aux thèmes qui traversent son roman.
Le roman de Yoko Ogawa n’est pas très bruyant : il se dégage au fil de ses pages un calme oppressant qui tient peut-être aux évènements qui bousculent la narratrice. D’une manière inexpliquée, des disparitions ont lieu sur l’île. Ce fut d’abord les ferrys, puis les roses, ensuite les photographies et les calendriers. Un beau matin, les habitants se réveillent et savent au plus profond d’eux-mêmes qu’une chose est vouée à disparaître. C’est comme hypnotisés qu’ils s’empressent alors de se débarrasser de la chose en question, tandis que s’évanouit doucement tout souvenir lié à l’objet. Seuls ceux qui n’oublient pas observent ce curieux manège, dissimulés aux yeux de la police secrète qui cherche à les éliminer. L’objet en lui-même ne disparaît pas, c’est son existence qui est comme bannie de l’île. Une fois loin des yeux des habitants, l’objet et son appellation tombent à jamais dans l’oubli.
Souvent rattaché à l’univers de Georges Orwell, le roman est marqué par la présence d’un certain totalitarisme, et on ne peut pas s’empêcher de faire un parallèle entre cette privation de liberté et la montée d’un certain contrôle dans nos sociétés. Alors, Yoko Ogawa a-t-elle cherché à aborder dans son œuvre des préoccupations sociétales ? À cette question posée par Luk Van Haute, la réponse de l’auteure a été simple : selon elle, une fois que le roman a été publié, il ne lui appartient plus. Pour Yoko Ogawa, les romans portent en eux des considérations qui n’apparaissent qu’à certains moments, alors invisibles à la publication. Ainsi, elle n’a pas cherché à relier son roman à des problèmes sociétaux, dit-elle, mais à une expérience de lecture.
Alors adolescente, Yoko Ogawa est marquée par la notion d’enfermement à la lecture du Journal d’Anne Frank . Anne Frank n’avait alors que ses propres mots comme liberté, expérience que l’auteure a essayé de reproduire en s’enfermant dans un placard avec un carnet. Ce que Yoko Ogawa a cherché à transmettre, c’est l’histoire de ces gens qui vivent isolés sur cette petite île. Si la trame narrative s'inscrit dans une réalité, elle prend au fur et à mesure des pages des allures de fantaisie, phénomène que l’auteure a exprimé comme étant une de ses manières d’écrire.
Au cœur de son roman, c’est le thème de la mémoire qui envahit les pages. Cette mémoire, comme contenue dans la myriade d'objets qui battent la mesure de notre quotidien. Ces objets qui sentent bon le souvenir d’une époque, d’un moment, d’une émotion. Que restera-t-il d’eux si nous les oublions ? Que restera-t-il de nous quand nous disparaitrons ? Quand tout nous a été pris, il ne nous reste que le cristal. « C’est comme une lumière, un désir qui ne peut nous être enlevé », a répondu Yoko Ogawa. C’est la cristallisation secrète qui bat en nous.
Il y a tant de mots à poser sur le roman de Yoko Ogawa, tant d’interprétations à décrire, tant de parallèles à faire. C’est un roman qui vibre d’une angoisse latente pour nous faire oublier la nôtre, qui nous rappelle que les choses ne sont pas aussi permanentes que nous aimons le penser. C’est une critique que j’ai écrite dehors, comme apeurée par la menace des disparitions, comme consciente de celles qui se sont déjà produites.