Cycle Truffaut (7)
Périodiquement dans sa carrière, François Truffaut a fait un détour par la Série noire pour mieux tourner des films qui lui ressemblent. Les femmes y mènent la danse, on y parle continuellement d’amour tandis que, sur un mode tour à tour tragique et léger, le cinéaste cultive un climat onirique et multiplie les ruptures de ton.
Sur les vingt-deux longs métrages que compte la filmographie de François Truffaut, cinq relèvent du genre noir ou policier : Tirez sur le pianiste, La mariée était en noir, la Sirène du Mississipi, Une belle fille comme moi et Vivement dimanche ! Tous les cinq sont adaptés de romanciers américains de la Série noire : David Goodis, William Irish (adapté à deux reprises), Henry Farrell et Charles Williams. Truffaut avait une conception artisanale de son métier ; il n’a cessé de multiplier les masques pour parler de lui-même. Nul doute qu’il a pu se reconnaître dans ces romanciers, artisans solides et modestes eux aussi, vivant enchaînés à leur Underwood ; et qui, bien à l’abri derrière les conventions du genre, se livraient davantage que s’ils avaient écrit leurs mémoires.
Au fil de ses nombreux entretiens, le cinéaste a bien cerné ce qui l’attirait dans ce matériau : « J’ai besoin de voir les choses fortes confirmées par la réalité ou simplement par une fiction […] J’ai très envie de filmer des paroxysmes, ce qui est contradictoire avec mon tempérament réaliste mais je veux quand même assouvir cette envie, sans quoi je ferais tous les ans le même film. » Au roman noir, Truffaut demande donc les situations fortes, bigger than life , qu’il n’a pas l’audace d’imaginer lui-même, lui que son tempérament de scénariste porte plutôt vers la chronique de la vie quotidienne. Par ailleurs, il a su détecter à juste titre chez Goodis « un aspect féerique de la Série noire », tandis qu’Irish lui apparaissait comme un « auteur de romans criminels qui ressemblent à des rêves ».
Un rêve de cinéma
De fait, loin du cinéma de gangsters à la Melville, il y a dans tous les films noirs de Truffaut une dimension onirique, qu’ils penchent vers le mélodrame ou vers la comédie (ou marient l’un et l’autre). Ces films ne prétendent aucunement au réalisme. Ils se déroulent dans un pays imaginaire qui n’est ni tout à fait la France ni tout à fait les États-Unis mais peut-être, tout simplement, un pays de cinéma. Les femmes (Marie Dubois, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Bernadette Lafont, Fanny Ardant) y ont toujours le rôle moteur, face à des hommes timides, fragiles, indécis, vulnérables. En outre, suivant un principe cher au cinéaste, « le film raconte une histoire tandis que le dialogue en raconte une autre », où il est continuellement question des rapports hommes-femmes (c’est particulièrement flagrant dans Tirez sur le pianiste ).
Si tout cela est truffaldien en diable, il faut reconnaître que les résultats sont inégaux. La mariée était en noir est une sorte de film à épisodes d’intérêt très variable, le meilleur étant le plus long, soit l’épisode avec Charles Denner où ce dernier, avec sa voix admirable et son profil d’oiseau inquiet, esquisse son futur personnage de l’Homme qui aimait les femmes . La Sirène du Mississipi , disons-le, est plutôt ennuyeux. Peut-être était-ce une erreur d’avoir transposé à l’époque contemporaine le roman d’Irish, situé à la fin du XIX e siècle, ce qui entraîne un problème de crédibilité. Imaginer le film en costumes, façon Histoire d’Adèle H. , lui donne aussitôt une autre allure. Et si la lente anatomie de la dégradation du couple Belmondo-Deneuve donne lieu à des moments poignants, l’aspect strictement policier de l’intrigue reste plutôt laborieux. Curieusement, l’influence d’Hitchcock sur les films noirs de Truffaut aura rarement été heureuse (au contraire des films criminels de Claude Chabrol, où elle est parfaitement assimilée), tandis qu’elle est beaucoup mieux intégrée là où l’on s’attend le moins à la trouver, en particulier dans la Peau douce (mais on pourrait citer aussi certains raccords du Dernier Métro et plusieurs moments ponctuels d’autres films).
Restent donc trois films, situés au début, au milieu et à la toute fin de sa carrière.
Une poésie de la déveine
Petit chef-d’œuvre météorique, Tirez sur le pianiste reste un objet à part dans la filmographie de Truffaut. La liberté d’allure, la vitesse d’exécution ne s’y retrouveront jamais avec cette grâce miraculeuse. D’une rencontre sans lendemain dans la nuit jusqu’au final bouleversant dans la neige, avant un épilogue doux-amer, Truffaut parcourt ses thèmes de prédilection mais leur imprime un tempo inédit auquel concourt le jeu nerveux de Charles Aznavour (qui présente ici, comme Jean-Pierre Léaud dans la série des Doinel, un mimétisme stupéfiant avec son metteur en scène). Davantage encore qu’ À bout de souffle de Godard sorti la même année (dont il faut rappeler que Truffaut écrivit le scénario), Tirez sur le pianiste est un hommage aux polars de série hollywoodiens, où la petite musique de la déveine propre à Goodis rencontre Cocteau et Audiberti. La photographie de Raoul Coutard applique les méthodes de tournage de la Nouvelle Vague à une trame placée sous le signe de la fatalité, en intégrant avec dynamisme le flou, le bougé et le grain de l’image dans l’exécution du plan. Avec l’équilibre périlleux du funambule, le film multiplie les ruptures de ton, les acrobaties de construction (deux flash-back enchâssés), les intermèdes musicaux (une chanson désopilante de Boby Lapointe, sous-titrée à la demande du producteur ; une chanson sentimentale de Félix Leclerc), les digressions loufoques ou incongrues et les trouvailles plastiques : elles fusionnent dans une alchimie proprement poétique où la fantaisie, la tendresse et la mélancolie profonde se mêlent en un alliage inoubliable.
Tirez sur le pianiste
Avec Charles Aznavour, Marie Dubois, Nicole Berger
France, 1960
85 minutes
Cette fille-là, mon vieux, elle est terrible
Il est difficile de parler d’ Une belle fille comme moi autrement que de lointaine mémoire : le film, naguère grand favori des rediffusions télé, est devenu pratiquement invisible. C’est l’illustration parfaite du théorème de Truffaut suivant lequel on tourne toujours un film contre le précédent. Tout au long de sa carrière, le cinéaste aura pratiqué cette politique de l’alternance : un petit budget après une grosse production, un film léger après un film grave, un projet risqué après une œuvre grand public. Meurtri par l’échec critique et commercial des Deux Anglaises et le continent , film à costumes romantique et lyrique, il riposte avec cette pochade gouailleuse qui tourne le romantisme en dérision. Mené tambour battant et ne reculant pas devant l’énormité, Une belle fille comme moi est dominé par l’abattage sensationnel de Bernadette Lafont, en ingénue perverse qui fait danser les hommes sur son petit doigt (tous plus infantiles, libidineux et stupides les uns que les autres), et manipule au passage un sociologue naïf convaincu, le malheureux, de son innocence. André Dussolier fait des débuts prometteurs, tandis que Charles Denner est formidable en dératiseur puritain. Un film à réévaluer lorsqu’il sortira des oubliettes.
Une belle fille comme moi
Avec Bernadette Lafont, André Dussolier, Charles Denner, Claude Brasseur, Guy Marchand
France, 1972
100 minutes
Dernier hommage
À sa sortie en 1983, Vivement dimanche ! semblait une entreprise anachronique. Ce décalage a paradoxalement garanti sa pérennité. Revu trente ans plus tard, le film a mieux vieilli que bien des produits dans l’air du temps des années 1980. Il baigne à présent dans une intemporalité irréelle qui concourt à son charme. D’un roman paresseux de l’excellent Charles Williams, Truffaut n’a gardé que la donne de départ (un faux coupable obligé de se cacher, sa secrétaire intrépide qui mène l’enquête pour l’innocenter) et considérablement vitaminé l’intrigue. Tourné dans un noir et blanc velouté, le film propose un mariage enlevé entre les ambiances nocturnes et pluvieuses de la Série noire et la comédie sentimentale à la Capra au dialogue débité à la mitraillette (elle et lui se chamaillent sans arrêt parce qu’en fait ils s’aiment) ; mais il rappelle tout autant le cinéma français des années 1930, avec ses digressions et ses seconds couteaux pittoresques. Jean-Louis Trintignant, après Jean-Pierre Léaud, Charles Aznavour et Charles Denner, incarne un nouveau double du metteur en scène ; quant à Fanny Ardant, filmée par un cinéaste amoureux, elle trouve ici l’un de ses meilleurs rôles.
Au passage, Truffaut sème les citations (trois plans volés à Psychose ) et se récapitule discrètement : il y a une agence de détectives comme dans Baisers volés , une troupe de théâtre comme dans le Dernier Métro , des jambes de femmes comme dans tous ses films, et c’est à un chœur d’enfants que reviendra le gag final. Notons également que le tueur est une sorte de parodie noire de Bertrand Morane, un « petit garçon » qui aimait (trop) les femmes — mais lui les assassine. Ce qui frappe enfin, c’est la grande maîtrise formelle à laquelle était parvenu Truffaut. Elle est sensible aussi bien dans la fluidité du découpage et du montage que dans ce triple raccord dans l’axe sur Trintignant tirant un coup de fusil (un effet qu’on avait aperçu dans Fahrenheit 451 , qu’on reverra chez Martin Scorsese). Pas plus qu’ Aimer, boire et chanter de Resnais, Vivement dimanche ! n’est une œuvre « testamentaire » : Truffaut, on le sait, travaillait sur plusieurs projets au moment de sa mort. Si seul un sort funeste en a décidé ainsi, il n’est cependant pas indifférent qu’il nous ait quittés sur un film modeste et léger, qui clame à chaque plan le plaisir de tourner et l’amour du cinéma.