Trajal Harrell est un danseur et chorégraphe new-yorkais. Dancer of the year était sa première création pour le Kunstenfestivaldesarts : solo pour un danseur, la pièce propose un moment sensible et suspendu.
Selon le programme du Kunstenfestivaldesarts , la pièce a été créée par Harrell suite à sa nomination par le magazine Tanz de « dancer of the year ». Le point de départ de ce solo a été de questionner l’auto-représentation et la place de la danse dans la vie de l’artiste, ainsi que l’importance du chorégraphe pour la danse.
Personnellement, je n’ai pas vraiment lu le programme ; j’ai survolé les mots « danse », « voguing », « lgtbqi », et c’était assez pour me convaincre.
Le solo avait lieu à Kanal, le centre Pompidou bruxellois dédié à l’art contemporain. Ancienne concession automobile, les espaces immenses, le plafond en verre, les tuyaux et les matériaux brut en font un endroit particulier pour voir de la danse. Le public branchouille, arty et bourgeois du Kunstenfestivaldesarts aux antipodes du lieu « garage », s’est dirigé vers un coin où une installation composées de meubles, de tabourets de piano, d’un tapis, d’un bougeoir vide et d’armoires nous attendaient. En face, des coussins par terre et quelques banquettes surélevées. Une partie du public est restée debout.
Le lieu est resté ouvert, à la lumière du jour. Dès que la musique du spectacle s’interrompait, nous parvenaient les échos des conversations du musée et de son espace street-food cauchemardesque1 .
Tout cela crée déjà une ambiguïté : l’installation en face de nous est-elle une scénographie du danseur ou le danseur s’est-il inséré dans un lieu déjà conçu ? Le long de la pièce, l’ambiguïté au niveau des statuts se poursuit : danse-t-il pour nous, danse-t-il pour lui ? Y a-t-il un quatrième mur ? Est-ce fragile ou virtuose, extraverti ou introverti, hypnotique ou contrôlé ? Ces questions se sont bien vite effacées face à la performance…
Trajal Harrell, une fois tout le monde installé, se place sur scène, en jogging noir et t-shirt. Un ordinateur est ouvert sur un des tabourets. Il enfile une jupe noire, semble lancer une musique de son ordinateur, et commence à danser. Il nous inclut clairement dans sa mise en scène en se changeant et en lançant la musique devant nous, mais il le fait sans un regard, comme si nous assistions à une répétition dans son salon, chez lui.
Les morceaux vont ainsi s’enchaîner avec des moments de pause, durant lesquels Harrell enfile à chaque fois de nouveaux éléments de costumes ou au contraire en enlève. La musique est assez répétitive mais mélangée d’influences très variées. Comme sa danse. Du piano minimaliste faisant penser à Philippe Glass à de la guitare aux accents flamenco, des sonorités plus électriques aux arpèges arabisants, la musique parvient à être introvertie et à pourtant nous entraîner.
Harrell danse pareillement à la fois de l’intérieur et de l’extérieur ; dans un très grand contrôle et en même temps dans une transe hypnotique. Le quatrième mur se déplace suivant qu’il nous regarde droit dans les yeux, semblant vouloir nous séduire, ou qu’il nous ignore comme trop perdu dans ses sensations.
Le mélange de tout ça fonctionne sur moi à la manière d’un sortilège : j’oublie Kanal et ses tuyaux, j’oublie mon petit banc inconfortable et le fait que le spectateur devant moi est trop grand pour que je voie tout bien. Je ne vois que Trajel Harrell qui semble à la fois être 100 % à l’intérieur de lui-même, à l’écoute de ses moindres mouvements, et en même temps à 100 % conscient de ce qui l’entoure et de la manière dont il se présente au monde, à nous.
De mouvements plus abstraits qui semblent inspirés de divers styles, il va de plus en plus vers des mouvements purement Voguing, plus énergiques, et plus en démonstration.
Avant le dernier morceau, il s’interrompt pour nous dire qu’il va danser sur une musique qui l’émeut particulièrement et qu’il n’est pas sûr de parvenir à finir. De nouveau, cela fait-il partie de la mise en scène, ou est-ce de la simple honnêteté, comme quelqu’un qui performe gratuitement dans son salon ? Sur le moment je ne me pose même pas la question. Il finit le morceau. Et c’est beau. Les gens applaudissent bien, bien trop vite. Une personne, deux, trois, six, douze se lèvent. Ça continue à être très beau.
Ce que Trajal Harrell m’a proposé ne m’a pas directement parlé d’auto-représentation ou de danse ou de je ne sais quoi sur la célébrité décrit par le programme. Alors que je m’attache toujours aux contenus dramaturgiques et politiques des oeuvres artistiques, ce moment de fragilité m’a suffit. Harrell a réussi à nous présenter un moment d’honnêteté qui semble presque accidentel ou improvisé, alors qu’à l’évidence son solo est ultra préparé et performé avec une très belle technique. J’ai oublié que j’étais dans un festival international prestigieux, j’ai eu l’impression d’accompagner le danseur dans un lieu très intime, j’ai eu l’impression qu’il ne dansait que pour nous. Au final, en écrivant ces mots, je me rends compte que tout cela évoque bien la question de la représentation de soi et de ce qu’est la danse : une démonstration, une manière de devenir célèbre, un plaisir intime, une vocation ? Mais ces questions restent en filigrane, n’émergeant que quelques jours après l’expérience vécue.
J’ai vu après, toujours dans le programme, que la performance était accompagnée par une installation : une boutique dans laquelle le danseur vend des effets personnels de grande valeur sentimentale. Je cite le programme : Des questions autour de l’origine et de l’héritage, de l’estime (de soi) et de la valorisation de l’art relient le solo de danse et l’installation.
Je n’ai pas vu cette installation. De nouveau, cela n’est pas grave. Ce que j’ai vécu suffit, et trop de mots pour le justifier ou l’expliquer ou le relier au grand magma sociopolitique me fatigue à l’avance.
Merci Trajal Harrell pour la danse et pour la musique.