critique &
création culturelle

Danse de la vie brève de Hubert Antoine

Entre parole intime et tumulte collectif

Couronné par le prix Rossel en 2016, Danse de la vie brève inaugure la carrière romanesque d'Hubert Antoine, auteur namurois installé à Guadalajara pendant 26 ans. Après plusieurs essais et recueils poétiques, cet écrivain belge nous livre un récit polyphonique aux saveurs mexicaines explorant la convergence des destins personnels et collectifs.

Couronné par le prix Rossel en 2016, Danse de la vie brève est le premier roman d’Hubert Antoine. Déjà auteur de plusieurs essais et recueils poétiques, cet écrivain belge transplanté à Guadalajara pendant 26 ans fait ses débuts dans l’écriture romanesque avec un récit dans lequel se tissent les voix et les destins de la jeune Melitza, une serveuse mexicaine de 23 ans, de son père Miguel Trujillo, professeur universitaire de philosophie, et d’Evo, un vagabond huichol aux allures mystérieuses et envoûtantes.

Dès les premières lignes, Danse de la vie brève se présente comme un roman à la structure narrative particulièrement sophistiquée. Articulé sur plusieurs niveaux et combinant les points de vue de différents narrateurs, ce roman se distingue par une polyphonie savamment construite et orchestrée, où plusieurs voix coexistent, se croisant ou se répondant, sans pour autant jamais chercher à s’imposer l’une sur l’autre.

Ce dispositif narratif complexe est annoncé dès la première page du roman par la présence d’une courte note de préface qui, bien que se présentant comme un élément du paratexte, appartient pleinement à la diégèse et éclaire la genèse et la structure du livre. Ce texte bref explique qu’après avoir retrouvé des carnets contenant le journal intime de sa fille Melitza, désormais décédée, Miguel Trujillo a décidé d’en entreprendre la traduction en français et de les publier à titre posthume. La raison qui pousse ce père à traduire et à publier les pensées les plus intimes de sa propre fille demeure cependant non précisée.

« Ce livre posthume traduit de l’espagnol (Mexique) comprend l’ensemble des carnets écrits par Melitza durant l’année 2006. Certains commentaires, ajoutés entre crochets dans le corps du texte, sont le fait du traducteur qui est également le père de la jeune fille. »

Il ressort clairement de cette préface que Danse de la vie brève est un roman emboité composé d’un récit qui, à son tour, en contient un deuxième. Le premier niveau de ce dispositif narratif, celui du récit cadre, est porté par le père de l’héroïne, Miguel Trujillo. Dans un premier temps, ce personnage reste en retrait, prenant occasionnellement la parole avec une voix discrète qui se manifeste seulement à travers des commentaires d’éditeur-traducteur, plus ou moins longs, toujours typographiquement marqués par l’italique et l’encadrement entre des crochets. Toutefois, au fur et à mesure que le roman progresse, la voix de ce personnage gagne en ampleur, devenant de plus en plus prépondérante et centrale. Ceci est particulièrement évident dans le dernier chapitre, celui du dénouement, où Miguel devient l’unique témoin et narrateur des derniers jours de Melitza.

À l’intérieur de ce récit cadre, qui ponctue tout le roman mais émerge surtout dans le dernier chapitre, se déploie une deuxième intrigue constituant le véritable cœur du roman : l’histoire de Melitza telle qu’elle l’a consignée dans ses trois carnets. La voix qui accompagne le lecteur la plupart du temps est donc celle de cette héroïne qui, dès les premières entrées de son journal, se profile comme une jeune femme libre et émancipée accueillant la vie avec enthousiasme et passion, curiosité et sensibilité. Malgré le traumatisme qui fonde sa prise de parole — un viol collectif qu’elle subit au début de l’histoire —, son écriture reste traversée par une joie de vivre puissante, résistante et lumineuse.

Rédigé à la première personne, le récit intime de Melitza s’organise en trois carnets consécutifs couvrant la période du 10 janvier 2006 au 27 octobre de la même année. À la manière d’une tragédie classique, chaque carnet se présente comme un acte dans lequel les trois unités de temps, espace et action sont rigoureusement respectées. Le premier carnet, centré sur la ville de Guadalajara, relate la rencontre de Melitza et de son père avec Evo, ainsi que le drame violent dont ils deviennent, malgré eux, les protagonistes à l’issue d’une soirée d’amusements qui dégénère. Le deuxième carnet décrit leur fuite de Guadalajara vers une plage isolée de la côte pacifique, où les trois personnages louent une cabane et vivent en symbiose avec la nature sauvage qui les entoure et semble les accueillir dans son ventre primordial. Soignés et revigorés par cette parenthèse d’isolement en pleine nature, Melitza, Miguel et Evo se découvrent prêts à rejoindre à nouveau la société et à retourner parmi les gens. Leur séjour face à l’océan est alors suivi d’un déplacement en bus vers Oaxaca, troisième et dernière étape de leur aventure. Cette ville, vibrante et colorée, est alors en pleine effervescence politique en raison de l’insurrection populaire qui s’y déroule et qui est entrée dans l’histoire sous le nom de « Commune d’Oaxaca ». Les événements de cette période sont consignés dans un troisième carnet, le dernier que Melitza parviendra à rédiger.

La polyphonie de Danse de la vie brève ne se limite cependant pas à la pluralité de voix et points de vue. Elle passe aussi par un plurilinguisme assumé, qui donne lieu à une langue que Geneviève Fabry, dans la postface du roman, qualifie de « métissée et émaillée de mots en espagnol ». Employés tant par Melitza que par son père, ces termes espagnols – toujours marqués par l’usage de l’italique – sont tantôt traduits et tantôt glosés par le truchement de périphrases discrètement intégrées au fil de la narration. Si d’une part ces mots ou expressions en espagnol renforcent la polyphonie globale du roman, d’autre part ils participent à l’ancrage de l’histoire dans la réalité mexicaine des années 2000. Ces termes en espagnol fonctionnent en effet comme de puissantes synesthésies permettant au lecteur de se plonger pleinement dans l’univers habités par les personnage, lui donnant l’impression de goûter les mêmes saveurs (« frijoles », « pozole », « tortilla », « tejuino », « chile serrano »), d’écouter les mêmes chansons (« El amor es bailando ») et d’admirer les mêmes architectures (« la galeria de los danzantes », « el castillo ») ou de regarder le monde avec les mêmes yeux (le soleil, par exemple, devient « chij », « kin » ou « tonalli »).

Danse de la vie brève est un roman efficacement construit avec une intrigue puissante et fortement ancrée dans la réalité historique, linguistique et culturelle mexicaine des premières années 2000. À travers le croisement de la voix vive et vibrante de Melitza, de celle plus retenue et mélancolique de son père, et de la présence silencieuse et énigmatique mais cruciale d’Evo, ce roman offre une histoire de violence et de cruauté, mais aussi de beauté, de poésie, de désir et de volonté de justice qui nous rappelle sans relâche la puissance de la parole en tant que forme de survie, de résistance et même de renaissance.

Danse de la vie brève

de Hubert Antoine
Espace Nord, 2023
260 pages

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