C’est au Théâtre Océan Nord qu’est actuellement représentée Détester tout le monde, une adaptation, ou plutôt un détournement de la trilogie d’Eschyle : L’Orestie. Réécrit par Adeline Rosenstein et mise en scène par Thibaut Wenger, une vingtaine de personnages sont interprétés par trois acteurs et actrice : Nina Blanc, Mathieu Besnard et Thibaut Wenger. La pièce allie la tragédie antique à la modernité des mots et de la mise en scène.
Dans le spectacle, Adeline Rosenstein choisit de complètement réécrire la trilogie et n'en garde que la trame narrative. L’Orestie raconte le dilemme d’Oreste, fils d’Agamemnon, roi de la cité d’Argos, grand vainqueur de la guerre de Troie, mais aussi assassin de sa propre fille Iphigénie, sacrifice nécessaire au profit de sa victoire. La mort d’Iphigénie est vengée par sa mère, Clytemnestre, qui tue Agamemnon à son retour à Argos. Oreste, accompagné de son ami Pylade, est tiraillé entre un ordre de l’oracle d'Apollon de tuer sa mère, et sa propre conscience. Il finit par venger la mort de son père en tuant Clytemnestre, comme Apollon le lui a ordonné. Désormais auteur d’un matricide, Oreste est tourmenté et persécuté par les Érinyes, des divinités qui pourchassent les enfants qui ont tué leurs parents. Arrivé aux portes de la cité d’Athènes, Oreste est jugé par un tribunal constitué par Athéna et en ressort libre.
Le texte est ici complètement détourné. Adeline Rosenstein exploite les jeux de mots tout au long du spectacle, et coupe les noms des personnages. Ainsi, Oreste devient « Reste » , Pylade devient « Plade », Argos devient « Rgos » et Athènes est dès lors appelée « Thènes ». Adeline Rosenstein revisite le texte avec les calembours. Par exemple, lorsque que « Lectre » (Électre, la sœur d’Oreste dans la trilogie d’Eschyle) demande à son frère Reste de rester : « Hé Reste, reste ! », ou quand Reste, ne cesse d’appeler son ami Plade : « Plade pâtes ».
De plus, ces blagues potaches sont combinées avec l’humour de répétition. Ainsi, le premier personnage qui se présente au public explique que son roi Agamemnon a gagné la « guerre de un, deux, trois » (jeux de mot pour parler de la guerre de Troie), et cela, six fois à la suite. Le potache est ici clairement un parti pris, en sachant que le public peut ou ne pas adhérer ce genre d’humour.
Le comique est aussi très textuel, il suppose donc que L’Orestie soit connue du public pour comprendre l’adaptation. Malheureusement, je ne connaissais pas le texte d’Eschyle avant la représentation, chose qui m’a limitée dans ma compréhension du spectacle et du texte revisité.
La mise en scène et le décor sont très modernes et contrastent énormément avec le propos de la pièce. Dans un drame antique, où il est question de vengeance, on s’attendrait à un décor et des costumes très sérieux et obscurs. Pourtant, dans Détester tout le monde, les costumes sont utilisés de manière hyperbolique : par exemple, la déesse Théna (Athéna) est interprétée par Thibaut Wenger vêtu d’un survêtement à paillettes dorées, pour montrer son importance face aux hommes. Reste (Oreste), interprété par Nina Blanc, est quant à lui vêtu comme un jeune garçon insoucient.
Le décor est très intéressant, particulièrement la caravane, présente tout le long de la pièce, symbole du palais d’Argos. Lors des assassinats d’Agamemnon et Clytemnestre, une lumière rouge pétante jaillit des fenêtres de la caravane, avec des taches de sang qui giclent sur les vitres, donnant l’impression d’une boucherie meurtrière à l’intérieur du palais.
J’aimerais souligner le travail de Nina Blanc, Mathieu Besnard et Thibaut Wenger qui interprètent, à trois, la totalité des rôles. Cela crée une dynamique dans le spectacle, tant dans les déplacements sur le plateau que dans les interactions. De plus, on sent la complicité entre chacun et chacune. Le jeu est impressionnant car ils et elle passent d’un personnage à l’autre, et donc d’un jeu à un autre très rapidement.
Quelques jours après avoir vu la pièce, je me suis interrogée sur le titre : Détester tout le monde. Quelle est sa pertinence par rapport à un spectacle qui travaille une tragédie pour la rendre humoristique ? À mon sens, le titre renvoie davantage au propos de la pièce plutôt qu’à sa dimension humoristique. Dans la trame, il est question de violence, de vengeance forcée mais aussi de démocratie. Il me semble qu’avant son jugement à Thènes, Reste est présenté comme un garçon peureux, qui déteste la violence et la guerre. Mais forcé de venger son père, et donc de commettre de un meurtre, il en devient sans vie. Le titre Détester tout le monde refléterait alors la philosophie de vie des “Rgiens” (les Argiens), peuple qui attend bain de sang et vengeance à tout prix.
Détester tout le monde montre qu’au départ d’une tragédie antique, le théâtre contemporain permet de s’émanciper des modèles de théâtre ancien pour proposer quelque chose de nouveau. La pièce rassemble l’antiquité et la modernité, le drame et l’humour. Le héros antique est complètement déconstruit, pour laisser place à un homme moderne.