Dis-moi, Céline
Jusqu’au 27 février, le Théâtre de la place des Martyrs propose une adaptation de Voyage au bout de la nuit. Le texte date de 1932 et demeure plus moderne que le spectacle. Le pourquoi du comment d’un naufrage.
Cet article s’inscrit dans un dossier sur les adaptations théâtrales des textes de Louis-Ferdinand Céline, « Céline au théâtre ». Lisez la première partie .
Les premières minutes sont symptomatiques de la tentative. Une vieille femme joue Bardamu, allume une cigarette dans le noir complet. Le mince et mourant feu follet souligne à peine sa face ridée à l’extrême, marquée au burin par les vices du temps. Je me dis, chic, trait de génie : texte sombre, absence de lumière quasi totale, fumée de tabac à l’allure sépulcrale. Hélas ! Quelques secondes plus tard, on découvre Bardamu(e) assise sur un banc en béton éclairée par deux projecteurs. Elle demeurera statique ou presque ; immobile derrière elle, ce carré aveuglant ne la quittera plus.
Pourquoi abandonner la seule bonne idée de mise en scène ? Ne restent que deux ou trois bonds d’énervements exagérés et, comble de l’incohérence, un ton général long, lent, franchement mou, abattu par une astuce catastrophique : entre chaque partie de l’histoire, l’actrice pose pour marquer les chapitres. Comme dans un mauvais film muet ou le Batman des années 1960 et son jingle tournoyant. Le rythme déjà laborieux s’en trouve condamné.
Le jeu est daté, à côté de la plaque. La comédienne ne connaît que deux modes, l’articulation scolaire et pesante du vibrato triste et tragique, ou la colère soudaine, mais prévisible, bouffie d’excès. Certains gestes sont mécaniques, même : chaque cigarette est roulée avec un manque de naturel flagrant. Toujours derrière le texte ou à côté sans jamais l’incarner ni le sublimer, on sent pourtant un effort visible et une implication forte de la comédienne. Les amoureux de Céline diront : pourquoi une femme ? Pas une seule fois le changement de sexe du personnage ne surprend ni n’apporte un plus, n’interpelle ni ne dérange. Pire : le costume et le marquage rocailleux de la voix font tout pour cacher une possible intrusion du féminin. Je n’ai rien contre l’idée en soi, mais un choix aussi important posé sur scène, de façon gratuite ? Un pourquoi pas ? ne suffit pas à faire naître du sens.
Le costume est également une belle source d’interrogation. L’actrice est vêtue d’un chapeau melon et d’un complet noir à l’allure défraîchie. D’accord, si l’on suit la logique de dissimulation du féminin. Mais pourquoi vêtir Bardamu d’un costume de Charlot au rabais, sans sa canne ? Cela n’a de sens ni du point de vue du personnage, Bardamu étant médecin dans la dernière partie de sa vie, et soldat au moment du récit ; ni de celui de Céline, qui portait rarement l’habit du businessman pressé et encore moins le couvre-chef emblématique de Chaplin. Pour donner un côté rétro, vintage, un stéréotype vestimentaire de la vieillesse ? J’aurais opté pour une veste rapiécée et un tricot, tant qu’à parler mode. Avec un pantalon de golf et des mocassins en cuir de crocodile.
Le travail d’adaptation n’est pas fameux non plus, un simple calque du texte source, amputé et découpé sans inventivité. Le spectacle, pensé en premier lieu pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, n’offre que la première partie du Voyage , soit un cinquième, où Bardamu raconte ses souvenirs de la Grande Guerre. Petite déception de ma part pour une pièce qui reprend le titre de l’œuvre entière… Un sous-titre aurait été souhaitable, ou un titre autre, inspiré du livre.
Un monument littéraire impose une pression terrible à tous ceux qui y touchent. Les lecteurs peuvent se perdre, les cinéastes se casser les dents (on se souviendra des adaptions cinématographiques de la Recherche , toujours en dessous, voire maladroites) et les metteurs en scène courir en vain derrière l’original, épuisés par leur copie pâlotte.