Drame politique ou vaudeville,
Le Théâtre de la place des Martyrs présente actuellement les Mains sales de Jean-Paul Sartre . Sombre et dense, la pièce aborde toutes les questions sartriennes majeures. Plus de soixante ans après, elle reste d’une actualité frappante.
Hugo est un bourgeois, un vrai. Intellectuel, universitaire, il décide, par conviction, de rejoindre un parti d’extrême gauche d’Illyrie (un pays imaginaire où se déroule la pièce, que certains ont rapproché de la Hongrie). Son statut social lui permet d’accéder à des responsabilités dans l’organe de presse clandestin du Parti. Un boulot d’intello mais Hugo rêve d’action directe , de faire sauter des ponts, de coups d’éclat, peut-être d’un peu de gloire, pour exister, pour faire partie « des vrais gens », comme il dit.
Le Parti auquel appartient Hugo est dirigé par Hoederer. Celui-ci est soupçonné par Louis, l’un des chefs de l’aile extrémiste du Parti, de vouloir pactiser avec deux formations politiques rivales. Des soupçons qui placent immédiatement Hoederer dans le camp des « social-traîtres ». Il faut l’éliminer.
Dans ce contexte, Hugo, le journaliste intello qui rêve d’action, tombe pile-poil. Il convainc Louis de lui donner la mission de supprimer Hoederer, au nom de la social-démocratie, au nom du Parti, au nom d’un idéal. Mais tuer un homme, même par idéal, n’est pas chose aisée…
Du drame au boulevard
Hugo, engagé au service d’Hoederer, devient son secrétaire. Les semaines passent et il ne parvient pas à entrevoir une occasion d’accomplir sa mission. En réalité, et même s’ils restent farouchement opposés sur le plan des idées politiques, Hugo se prend, si ce n’est d’affection, au moins d’amitié pour sa cible. Il admire son humanité. Hoederer fait partie des « vrais gens ». Hugo finira tout de même par supprimer le « social traître » du Parti : pas en tant qu’opposant politique mais parce que celui-ci est aussi l’amant de sa femme.
Le crime politique engagé est devenu une simple et idiote vengeance de vaudeville. La politique, est-ce, finalement, toujours une pièce de boulevard ? Quand on lui demandera plus tard, pourquoi il a abattu Hoederer, Hugo feindra de ne plus savoir. Il se demandera même s’il a vraiment tué l’ancien chef du Parti. Le déni d’Hugo, conscient ou pas, est une façon pour lui de laisser une porte ouverte à des motifs politiques à son acte, de pouvoir continuer à croire à la thèse de l’assassinat idéal, si séduisant pour un jeune militant extrémiste.
Très actuelle
La compagnie La Servante du Théâtre de la place des Martyrs propose dans une mise en scène aiguisé au couteau de Philippe Sireuil une version longue, dure et crispante de ces Mains sales . La représentation procède en sept tableaux, les cinq tableaux centraux étant le récit, en flashback, d’Hugo après sa sortie de prison. Le climat qui pèse sur l’histoire est lourd, le ton est aboyant et les personnages aux abois. Et même si certaines situations, absurdes, arrachent quelques rires, ils sont avant tout nerveux. Saluons le travail des comédiens (France Bastoen, Itsik Elbaz, Thierry Hellin, Joan Mompart, Philippe Morand, Berdine Nusselder, Roland Vouilloz, Simon Wauters) qui distillent cette tension tout au long de la pièce de manière magistrale.
Au fond, il y a un peu tout Sartre dans cette pièce : l’existentialisme, la question de l’engagement politique, de la responsabilité civile et morale . Une fois de plus, il nous montre que même le pire peut être réalisé sans le consentement de son auteur et que pour faire partie « des vrais gens », pour s’affirmer en tant qu’Homme, il faut assumer ses actes et les revendiquer.
Finalement, l’intrigue politique de la pièce ne sert que de prétexte pour aborder les questions existentialistes. D’ailleurs, Sartre lui-même s’était toujours défendu d’avoir voulu faire des Mains sales une pièce politique. Il la décrivait plutôt comme une pièce sur la politique . Il ne s’agissait pas politiser le théâtre, mais de théâtraliser la politique. Ce qui semble d’ailleurs assez juste.
Évidemment, la situation politique évoquée dans la pièce s’inspire assez nettement du climat de l’époque (Sartre écrit les Mains sales en 1948). Néanmoins, elle est toujours d’une belle actualité pour notre pays, notamment à travers les scènes de négociation entre partis. Cette actualité, presque dérangeante, peut aussi donner un éclairage salutaire sur notre époque.
C’est un mot de Saint-Just qui avait déclenché chez Sartre l’écriture des Mains sales . Il n’est pas inutile de se le rappeler en quittant le théâtre après avoir vu la pièce : « Nul ne gouverne innocemment. » Tenons-nous le pour dit.