Échos du
Itinéraire dans le Kunstenfestivaldesarts 2017, à la recherche des manières de représenter ce qui ne peut se dire. Partie I : Lawrence Abu Hamdan, Selma & Sofiane Ouissi et Milo Rau.
Prendre le langage à son bord. L’attraper là où il menace de s’effacer, là où il ne peut plus opérer, là où peut-être il n’a jamais pu. En faire quelque chose, représenter, montrer, dire, donner à sentir tout de même. Cet enjeu, qui traverse la création artistique contemporaine, apparaît dans plusieurs œuvres du Kunsten 2017, comme autant de reprises de thème. Voici un parcours partiel et subjectif : dans cette partie, nous verrons comment trois spectacles affrontent la difficile nécessité de parler de la Syrie. Dans la deuxième, on cherchera des échos aux questions soulevées par ces créations dans trois autres performances du festival.
Parler de la Syrie est impossible : pour les absents, l’horreur ne se devine jamais qu’à demi. Pourtant, il est absolument nécessaire de parler de Syrie. Ce qui ne peut pas être dit doit se dire. Cette nécessité, Milo Rau l’affronte de la manière la plus brute : dans Empire , quatre personnes témoignent face au public de leur parcours d’exil. Parmi eux, un Syrien et un Kurde, forcés de fuir la répression. Tous les quatre ont fait de la comédie leur profession ; mais ici, c’est leur propre vie qu’ils racontent sur scène.
D’autre part, l’artiste et « private ear » Lawrence Abu Hamdan prend acte de la difficulté de montrer ce à quoi on a justement accès que par témoignage. Il travaille dès lors sur les reconstructions techniques nécessaires à donner corps à ces événements inaccessibles. Pour Bird watching , il a rencontré d’anciens détenus de la prison syrienne de Saydnaya, où ils étaient enfermés les yeux bandés et dans le silence. Hamdan opère une reconstitution sonore de la prison à partir de leurs souvenirs.
Dans Le moindre geste , Selma et Sofiane Ouissi font entendre au public un récit d’immigration de Syrie en France. Sur l’écran, un groupe de jeunes performeurs exécutent une étrange chorégraphie : croisement de bras, légers balancements, agitations et torsions de mains, ils reproduisent chacun des gestes de la dame qui raconte, que le public entend sans la voir, comme une couche de médiation nécessaire.
« Allah, Allah… Je ne suis pas croyante, mais je dis Allah vingt fois par jour. Je ne sais plus quoi dire d’autre. On a perdu tout langage commun. » La narratrice expose sa distance avec sa sœur, restée en Syrie, à qui elle n’ose pas évoquer son confort (qu’on imagine tout relatif), avec qui elle ne peut parler de politique (les lignes sont sur écoute), ne parvenant qu’à lui souhaiter bonne chance, bon courage. Sans langage, sans mot : Le moindre geste parle d’être muet. Tout est pourtant dans la voix qui nous dit son histoire, mais la création tient sa beauté troublante du contraste entre la dureté du récit, poignant, et les gestes répliqués par ce chœur silencieux, aux visages impassibles. Ces jeunes, dont certains ont également connu l’exil et la migration, performent en direct. Ils n’ont, eux, rien entendu et voient seulement la narratrice. C’est par le geste seul que leur groupe s’est constitué, l’espace de 45 minutes.
Sans mots : c’est à cela aussi qu’on a réduit les protagonistes d’Hamdan. Les prisonniers syriens de Bird Watching et les manifestants palestiniens de son court-métrage Rubber Coated Steel n’ont pas droit à la parole. Hamdan veut leur donner le statut d’experts sonores : puisque le pouvoir les réduit au silence, ils développent des capacités auditives exceptionnelles. À la fois comme militant (il collabore avec Amnesty), chercheur (au laboratoire de Forensic Architecture de la Goldsmith University de Londres) et artiste (ce par quoi il se définit), Hamdan vise à constituer des traces sonores de cette expertise. Dans Rubber Coated Steel , Hamdan produit dans un tribunal les analyses sonores prouvant que la balle israélienne qui a tué un jeune Palestinien n’était pas en caoutchouc. Il lui a fallu pour cela procéder à une reconstitution visuelle des différences de sons, heureusement disponibles par un enregistrement d’une chaîne d’info locale ; les jeunes manifestants palestiniens ont, eux, appris à distinguer les sons à l’oreille et fuient quand ils entendent les balles. Mais ce type de certitude ne peut être cité dans un tribunal. D’autre part, pour le projet Bird Watching , il recrée avec un ancien détenu syrien le son du bac de nourriture jeté par terre au bout du couloir de la prison. Trop long, trop ample, le son reconstitué ne correspond à aucun bruit réel. Aucun tribunal ne pourrait le prendre en compte. Aucune cour de justice ne considérer la distorsion dans l’esprit d’un homme ; et pourtant, explique Hamdan, c’est le bruit de la faim.
La représentation, comme reconstruction, médiation technique par lequel apparaît le sens a posteriori, permet de construire un récit. D’une façon différente, c’est le cas aussi chez Milo Rau. Dans Empire , l’histoire est certes racontée directement, à la première personne ; elle se nourrit toutefois de la projection sur écran des visages, en gros plan et en noir et blanc. Je me suis d’ailleurs demandé si le spectacle aurait pu exister uniquement en vidéo. La mise en scène aurait peut-être sonné faux sur écran seul – c’est le théâtre qui permet la récitation, la répétition. Un documentaire aurait parié sur la spontanéité, faisant disparaître l’écriture. Que les protagonistes fussent comédiens n’aurait été qu’anecdotique ; ici, c’est en tant que tels qu’ils répètent, soir après soir, les moments douloureux de leur histoire. C’est une dimension du théâtre qu’on ne peut jamais expérimenter si on le pratique en amateur : la reprise du spectacle, l’habitude. Je ne sais pas si ces quatre comédiens s’habituent jamais à la répétition de leurs drames et de ceux des autres. Est-ce que c’est pire ou moins dur après dix fois, vingt fois ?