critique &
création culturelle

Entendre les femmes parler

Louise Chennevière, Laura Vazquez et Pauline Nozière

Louise Chennevière (© Teddy Attia), Laura Vazquez (© Roberto Frankenberg) et Pauline Nozière

C’est l’histoire d’une fille qui erre, en quête d’une voix. C’est l’histoire de lectures qui se répondent, qui se mêlent, dans l’effervescence du petit monde de la poésie performée à Paris. Quand les mots de Louise Chennevière, Laura Vazquez et Pauline Nozière s’entrelacent, il n’y a plus d’autre choix que de les écouter.

Dernièrement, je me suis rappelé que la lecture existait, la lecture à voix haute, celle qui m’a assoiffée, ce matin, face à une audience fantôme, en direct sur Instagram. Essoufflantes, les 70 premières pages de Pour Britney. Je me revois dans le petit écran de mon téléphone, la langue parcheminée et le front barré comme celui de mon père, d’une colère quotidienne que Louise Chennevière fait resurgir et qui démange absolument. Je lis et je prêche en même temps : ce texte m’empoigne.

« [...] il faut voir Nelly s’acharner quand même à essayer de parler de son livre, à dire les choses de façon limpide et implacable, dire je parle beaucoup de cul mais je désérotise, dire je ne vais pas dans le bandant, mais qu’importe, qu’importe ce qu’elle dit puisqu’il y a ce corps [...] »

Ce livre, c’est ça. Une femme en invoquant deux autres ; Britney Spears, rendue muette par une vie d’opression par l’image, et Nelly Arcan, muselée par son propre corps, tuée de n’avoir été vraiment entendue. Louise Chennevière évoque l’aura dont elle sera nimbée en tant que femme qui écrit sur sa condition.

« [...] comme si j’avais été la première, parce que tout le monde s’efforce de recouvrir les voix qui toujours, se sont élevées, malgré tout, et que l’on n’écoute pas, ou bien on fait juste semblant [...] »

Ses phrases interminables sont un souffle, une prise de parole continue, de peur, peut-être, de se faire interrompre, parce que c’est ça, être une femme et parler. En refermant le livre, les mots finissent de se déposer en moi. Ils m’ont chauffé la langue.

Une décision d’adulte – je m’arrache à ce jour qui m’englue et me traîne au musée.

Et là, il est dix-huit heures et je sors, donc, je vais rejoindre les sous-sols pour écouter une femme qui lit, une femme à la voix primée : Laura Vazquez1. Debout dans la file d’attente, j’ai cette même montée grise et bourdonnante, cette même surchauffe que l’autre jour au supermarché. Je m’imagine quitter mon rang pour m’asseoir contre la colonne, essayer de respirer. Derrière moi, toujours, les deux vieux types qui parlent fort, qui semblent vouloir qu’on sache qu’ils aiment être ici, aisés en ce lieu, cultivés comme il faut l’être pour attendre devant le Cinéma 2 du Centre Pompidou. Ils parlent de se taire. Dans la salle, le silence est d’albâtre. Il attend les mots de la poète comme des chocs, des à-coups minéraux. Mise en voix de Zéro, tragédie lesbienne sur la fusion, l’amour qui dévore, qui annule. Quand elle parle, elle chante et se coupe la parole. Ses mots sont élastiques comme les tendons sont élastiques, et le mot oui prononcé d’elle sonne comme une capitulation, un son d’accueil et de plaisir. Une question.

Oui. Oui ?

Et puis l’accent de Laura Vazquez, les traces de sud et d’Espagne. Un chant dans le chant des syllabes. Et dans ces e qui traînent, des images, brusques et tendres.

« j’ai entendu l’histoire d’une meuf
hyper mystique
hyper mystique une sainte genre super mystique
mystique hardcore genre la meuf
ne mangeait pas
elle ne buvait pas
elle ne dormait pas
et la meuf
mystique
mystique au max
cette meuf
elle rentrait dans les hôpitaux
elle rentrait dans les chambres
elle léchait les plaies des malades »

Après ça, je suis changée.
Soir de début d’octobre, j’erre sur la dalle d’Olympiades à la recherche d’une nouvelle voix à me mettre sous la dent. Les tours renvoient les sons de l’esplanade. Il y a ce lieu, petit bout d’espace qui s’appelle Le Nouvô Cosmos. J’y entre, prends une table en solitaire, et m’acclimate. C’est une ambiance de fête, pourtant, bientôt, ils seront là, ils liront et nous nous tairons : la bande du Bœuf Monstre2. C’est une femme au visage piqueté d’éphélides qui ouvre la scène. Elle porte une robe argentée. Avec des notes inquiètes, doucement folles, elle chante, elle raconte :

« on sent mauvais parfois
le graillon
le tabac
on se lave pas souvent les mains
on a les ongles sales
ma morte et moi
on fouille avec nos doigts
dans le sable dans la boue
on est pas farouche
on touche touche pour connaître
on met des choses pas nettes dans notre bouche

[...]
on essaye mais on y arrive pas
ma morte et moi
on nous voit souvent la culotte

[...]
on a les mêmes manières
on a les mêmes manies
jadis elle fut ma mère, jadis elle fut mamie
savoir qui de nous deux est retenue prisonnière
c’est l’histoire de ma vie
ma joie et ma misère »

Cette voix, c’est celle de Pauline Nozière.

Pauline Nozière, archives personnelle du 4 mai 2024 (YouTube : pauline noziere)

« Je m’appelle Pauline, j’ai trente-neuf ans et je suis mère d’une enfant de cinq ans. Je suis coach vocal et artiste. Cela fait peu de temps que je dis « artiste ». Je suis joyeusement névrosée, bourrée d’angoisse et de traumas, et j’aime la vie.

J’ai grandi dans une famille dysfonctionnelle, sous l'autorité d’un père despotique dans le nord de la France. J’ai toujours été moyenne, discrète et très timide. Une adolescence compliquée. Ma vie de jeune adulte, de mes dix-huit ans à mon arrivée à Paris, a été très dure. Je me suis perdue dans une relation très violente avec un homme schizophrène, et puis je suis tombée dans la drogue, dont j’ai abusé pendant cinq ans, avec un final au crack de deux ans. Je m’interroge aujourd’hui sur les raisons de ce naufrage. J’ai entamé une psychanalyse et suis devenue mère ; mais c’est le travail de la voix qui m’a permis de retrouver du pouvoir d’agir, de l’estime de soi. Ce que je fais sur scène, je le fais pour plusieurs raisons : conquérir ma dignité, me donner la parole, ne plus avoir mal au ventre, pour le plaisir de la sensation de dire vrai, pour briser les tabous qui nous gangrènent, et pour toutes les femmes merveilleuses et cabossées croisées sur mon chemin. »

Depuis plus de dix ans, Pauline travaille la voix. C’est grâce aux recherches menées par le Centre Artistique International Roy Hart, dans les Cévennes, qu’elle en a découvert le pouvoir.

« Conquérir un espace vocal, c’est conquérir quelque chose de soi-même, sons doux, cassés, nasaux, suraigus, extra-basses, voix animale… On ouvre des possibilités d’être, on se surprend, on se découvre au-delà de ce qui est accepté socialement. »

Durant les ateliers qu’elle mène, Pauline transmet ses techniques, et invite son public à trouver son propre son.

« Faire musique vient ensuite ou d’abord, ça dépend de chacun. C’est un outil puissant de lutte contre l’immobilité et la dépression, je l’ai constaté à maintes reprises. L’attention à la particularité de chaque individu est pour moi primordiale. Je n’apprends pas aux gens, je suis témoin de leur recherche personnelle. »

Ce soir-là au Nouvô Cosmos, la performance de Pauline, dans toute sa puissance, dépeint aussi la douce amertume du lien mère-fille, et la douleur de l’héritage social. Conteuse de ce qu’elle nomme l’hyper-intime féminin, elle décrit son arrachement en tant que transfuge de classe, et assume l’exact Endroit d’où elle vient. Sur scène, généreuse, elle profère les détails crus, pour réparer, renouer, comprendre.

« Il y a la fameuse « règle des trois mois ». On ne devrait pas annoncer une grossesse tant que les risques de fausses couches restent élevés. Pour se protéger soi ? Ou les autres ? J’en ai fait une et j’ai découvert que plusieurs femmes de mon entourage l'avaient vécu dans le silence. Je veux ouvrir la porte de la maison, du foyer, de la chambre…

Il y a aussi le thème de la maternité et ses ambivalences. La parole se libère de plus en plus et c’est nécessaire à tous : qu’on soit mère ou non, adulte, enfant. J’ai lu « Le regret d'être mère » d’Orna Donath et cela m’a beaucoup marquée. Aujourd’hui je vais bien et suis épanouie dans ce rôle, mais je me sens au bon endroit pour défendre les femmes dans leur ambiguïté face à cette situation. Et puis ce fantôme de moi petite fille, se demandant sans cesse : « Suis-je normale ? », je le fais pour elle aussi. »

La voix pour sauver. La voix pour appeler la voix.

« Enfant, j’ai toujours eu du mal à écouter la voix chantée de ma mère. Cela m’interroge encore aujourd’hui. Pourtant, je pense que mon oreille s’est faite avec les voix féminines de ma famille, expressives, chantantes, drôles ou pas ; dans mon souvenir les hommes étaient plus monocordes et reprochaient aux femmes d’être trop « bruyantes ». J’ai animé un atelier à la Maison des Femmes de Montreuil. La voix féminine est importante pour moi autant que la voix masculine, car je dirais que le travail vocal peut abolir beaucoup de limites. Les personnes découvrent des endroits de leur voix qui explosent les frontières de genre, d’âge, d'appartenance sociale. »

Réhabilitation. Exorcisme. Patience. Gratuité. Sacerdoce. Je lis et relis ces mots, dans les petites cases de mon questionnaire gentiment rempli par Pauline, en guise d’interview. Le silence de cet échange final, par écrans interposés, me fait tout drôle. Il me donne faim d’entendre, à nouveau, les femmes parler.

Alors pour boucler la boucle, je me rends, le 20 novembre, à la librairie queer Les Mots à la Bouche, rue Saint-Ambroise à Paris, pour le lancement officiel de Zéro, aux éditions du sous-sol. Debout parmi la foule, entre les livres, je me laisse bercer par la voix seule de Laura Vazquez, Doriane Balin et Juliette Riedler. De cette conversation, je retiens une phrase de l’autrice, qui conclura cette chronique :

« Avant, je pensais que la forme littéraire la plus forte était la poésie. Mais en fait, c’est le théâtre, parce que le mot écrit va être dit. Rien n’égale ça : une voix humaine. »

Pour les Parisien·nes en mal de voix, ça n’est jamais fini :

Cri du coeur, « cabaret poé(li)tik », scène ouverte féministe tenue par Cha Toublanc.
Instagram : @criduc0eur @chatoublanc

 

La Cagette, scène ouverte de poésie et de danse, de gestes et de mots, tenue par Darius Duranthon et Lou Lenormand.
Instagram : @la.cagette @d.ouix @leno__lou

 

Mange tes Mots, scène ouverte et podcast poétique, portés par Héloïse Brézillon et Margot Ferrera.
Instagram : @mange.tes.mots @heloisebrezillon @margot_galatee

 

Et c’est décidé, moi aussi, bientôt, je parlerai. Ce sera le 30 janvier, lors de la scène ouverte poétique organisée par @r_ed_ith, mon binôme de résidence pour le cycle « Embrasser la transition » aux Arches Citoyennes à Paris. Toutes les infos sur la programmation sont à retrouver sur Instagram : @lesarchescitoyennes

Même rédacteur·ice :

Pour Britney

de Louise Chennevière
P.O.L., 2024
144 pages

Zéro

de Laura Vazquez
éditions du sous-sol, 2024
192 pages

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