Et c’est ainsi que je suis née de Fanny Michaëlis
De la violence familiale à la violence sociale

Avec Et c’est ainsi que je suis née, Fanny Michaëlis signe un conte philosophique puissant. On y suit une protagoniste anonyme se débattre avec l’existence dans un monde poétique et violent. Cette lutte individuelle se dénoue à travers la bande dessinée en un appel à la révolte commune.
Et c’est ainsi que je suis née, la nouvelle bd de Fanny Michaëlis, autrice du Lait noir (Cornelius, 2016), s’ouvre sur une trouvaille graphique saisissante : de la glotte d’une mère qui hurle trop fort surgit une enfant dont la tête demeure « à l’intérieur », une enfant sans voix, raide, « retroussée ».
Ce mode d'être, « retroussée », est la traduction visuelle d’un sentiment d’étrangeté, d’une réserve et d’une différence qui l’isole des autres. C’est la volonté de fuir hors d’un foyer oppressant qui permettra finalement à cette tête d’émerger. Trop grosse, trop rouge, trop encombrante pour la petite maison perdue dans la forêt, où le père et la mère s’entre-déchirent pendant que la grand-mère disparaît doucement, hantée par ceux qui sont morts avant elle. L'héroïne sans nom doit partir.

Nous quittons avec elle la forêt des contes pour rejoindre une ville et surtout un aéroport qui, sans être nommé plus précisément, seront le théâtre d’une réalité sociale beaucoup plus contemporaine.
Dans ce nouvel espace, seront dépeintes violence de classe, sexisme et racisme. Et c’est précisément là que le dessin de Fanny Michaëlis révèle toute sa virtuosité. Ses compositions, parfois proches du constructivisme, articulent les interactions et les rapports de force entre les protagonistes avec puissance. La ligne est la force narrative qui structure la lecture : elle semble contraindre les corps, soulignant par ses angles obtus les tensions et les pressions qui pèsent sur eux. Elle montre la brutalité en la schématisant, en la réduisant à un ensemble de traits d’autant plus tranchants.

Quant à la langue employée, elle se situe à la hauteur du dessin, alternant un discours réaliste et brutal avec la voix plus poétique et ronde de la narratrice. Ses mots semblent résonner en écho aux images, les enrichissant d’une dimension intime et intérieure. La langue devient alors une extension sensible du dessin, un autre espace où s’épanouissent les sensations qui traversent l’héroïne.
« De ma bouche sortent les bribes d’un paysage absent, des images dépliées. Entre lui et moi sur la table. Par sa bouche en retour j’entends les mots dessiner les reliefs d’un ailleurs qui a voyagé avec lui. Mes fragments et les siens. Formes informes, aussi impotentes que des nouveaux nées rampant entre nos mains. »
Cependant, si nous avons admiré le dessin et aimé la langue, nous devons émettre une réserve sur l’effet que provoque la trame narrative. Cet objet se donne à lire comme un conte philosophique, et il en contient les éléments – une héroïne anonyme dont la trajectoire a une portée allégorique et universelle. En apparence, ses mésaventures arrivent les unes après les autres comme les mauvais tours d’un destin pervers. Mais puisqu’il s’agit de réalités sociales violentes plutôt que de mésaventures, de sans-abrisme et pas d’une maison de paille, de viol et non d’un grand méchant loup, cette accumulation est difficile à accepter comme autant de coups du sort. Ainsi, lorsque l’appel à la révolte finale retentit, il est certes magistral mais reste toujours de l’ordre de la métaphore poétique. Face à ce que nous avons traversé auparavant, nous restons encore sourdes à « la langue de la foule ».
