critique &
création culturelle

La Marche Brume

Comme par sorcellerie

Le souffle des choses, premier tome de la série de bande-dessinée La Marche Brume dont Stéphane Fert signe à la fois le scénario et l’illustration, est un conte féministe et écologique de sorcellerie moderne qui met l’eau à la bouche.

Tempérance est une ogresse, une sorte de mutante sauvée des mains des chasseurs par la sorcière Grisette alors qu’elle n’était qu’un bébé. Recueillie et élevée par Grisette et ses sœurs, Tempérance est aujourd’hui une adolescente impavide et bornée qui n’attend qu’une chose : découvrir le pouvoir que lui a octroyé la Déesse et apprendre la magie de ses tantes pour enfin intégrer le clan des brouches.
Lorsque la Brume, force surnaturelle dévastatrice, réapparaît, prête à anéantir tout sur son passage, Tempérance, accompagnée de Grisette, Alma, Ezilda et Hélène, part affronter le brouillard et ses monstres.

S'ensuit une épopée fantasy, qui n’est pas sans rappeler les codes des road movies, genre cinématographique où, comme pour notre héroïne, le personnage principal part à la recherche de lui-même. Sur fond de fable écologique qui prône l’interdépendance et la puissance des forces de la nature, La Marche Brume évoque l’impact que nous pouvons avoir sur la faune et la flore, et inversément.

« Grisette ― Tout ce qui nous entoure possède son propre “souffle”, sa propre force vitale si tu veux, qui, en se mélangeant à l’ensemble, forme une brise, un flux d’énergie invisible pour la plupart des humains. »

Quelques bribes d’informations sur l’état du monde font également comprendre que celui-ci s’est effondré, dévasté par les actions humaines. Frôlant ainsi les contours du genre post-apocalyptique, la BD gagne un aspect mi-dystopique, mi-utopique, qui s’illustre parfaitement dans le choix des couleurs. 

Alternant entre des palettes gris-roses-mauves et bleues-ocre (ainsi que quelques planches tout en niveau de gris), Stéphane Fert signe des visuels doux, féériques, parfois spectraux, qu’il laisse régulièrement parler d’eux-mêmes. En effet, nombreuses sont les planches muettes, où le/la lecteur·ice peut simplement admirer les paysages, se plonger dans le quotidien des personnages ou vivre pleinement l’action. Notons également que la couleur rouge n’existe quasiment pas dans la BD, utilisant plutôt le rose à tout va. Une manière, selon moi, de se réapproprier cette couleur aujourd’hui associée à la féminité, souvent de façon rabaissante. Ici, le rose ne rime pas avec délicatesse, niaiserie et jeunesse féminine mais avec pouvoir et vivacité, devenant la couleur du sang des sorcières ou celle des yeux de puissantes et dangereuses créatures. 

Pour introduire toutes ces créatures, leurs pouvoirs et leur place dans l’univers de La Marche Brume, ce premier tome rompt parfois le rythme de l’intrigue, mais cela permet par la même occasion de découvrir et de s’attacher aux brouches que nous suivrons : Grisette La Semeuse, Asma La Sculpteuse, Ezilda La Semi-Sorcière, et Hélène, l’humaine. Un clan de sorcières dont la diversité fait du bien. La représentation des corps féminins dans toutes leurs disparités tranche avec les stéréotypes des héroïnes de bande-dessinée, dont beaucoup étaient jusqu’à récemment réduites à des objets sexuels issus et au service du male gaze

« Nos mères nous ont enseigné que la violence était le dernier refuge des hommes à court d’imagination. Et de l’imagination, croyez-moi, elles en avaient ! Contre les bulldozers et les fusils, elles ont lutté à coups de poèmes, de chansons, de rires, d’instruments à vent, de sculptures éphémères, de rondes autour du feu, de prières aux esprits, de mains tendues vers les étoiles… Mais à la fin, c’est toujours Mars qui, trempant sa lance dans le sang de nos ancêtres, a écrit l’Histoire sur la terre brûlée de nos forêts. C’est pourquoi nous avons appris à faire jaillir des éclairs de nos mains. C’est pourquoi nos cantates sont maintenant des sortilèges qui font pleuvoir le feu sur nos ennemis ! »  Marguerite la Sauvage

Place ici à des personnages féminins variés, tant en termes d’apparence que de personnalité et d’ambition, et dont la sororité ne peut qu’attendrir. Avec ce premier tome, Stéphane Fert parvient ainsi à semer les graines d’une histoire palpitante avec des personnages attachants, et d’un univers fantastique dont les possibilités font saliver.

 

Même rédacteur·ice :

La Marche Brume – 1. Le souffle des choses 

Par Stéphane Fert (scénario – dessin – couleurs)
Dargaud, 2023
136 pages

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