Vladimir Semenskiy, Alexander Morozov, Iris Terdjiman. Faces
Grand Banditisme à la rue Saint-Georges

Aperçue depuis la rue, l’exposition Faces devient le point de départ d’une réflexion sur le cadrage, l’inspiration et le vol en peinture. Entre fragments visibles derrière une vitre et échos à Manet, Bacon ou Cecily Brown, explorons la manière dont les œuvres attirent, détournent et réactivent un regard.
Il y a un plaisir particulier dans l’observation de l’intérieur d’une galerie à partir de la rue. C’est un plaisir espiègle, auto-satisfaisant. Quand j’étais petite, avec ma mère, on se baladait la nuit, et dans les rues noires, on espionnait les gens à travers leurs fenêtres. En réalité, on voyait rarement les personnes elles-mêmes, et ce n’était pas par les humains qu’on était intéressées, mais par leurs appartements. On commentait les choix de décoration, on inventait des vies aux propriétaires, des fantasmes déduits de leur plantes, du papier peint, des œuvres d’art accrochées au mur. Le plaisir se situait dans l’instant volé, comme une cerise qu’on mange en magasin avant de passer à la caisse. Aujourd’hui, je vois ces moments d’espionnage inoffensifs comme un jeu de contrôle. Une fenêtre, aussi grande soit-elle, ne laisse entrevoir qu’une partie très réduite de l’intérieur. Un cadre nous est imposé. Pourtant, de l’extérieur, je crée mes propres narratifs à l’intérieur de ce cadre. Le caractère artistique de ce processus a d’ailleurs été exploré dans l’art belge par le duo Denicolai & Provoost. Leur projet Eyeliner (2017) mettait en scène des objets aperçus dans des vitrines d’appartement bruxellois, empruntés puis recontextualisés au sein d’une exposition à Bozar. Eyeliner entretient des enjeux variés – une grande partie des objets choisis par Denicolai & Provoost possède une connotation coloniale. Mais réduit à sa forme la plus essentielle, c’est un travail sur le regard et le cadre. Quel regard peut-on poser à travers un cadre réduit, comme celui d’une fenêtre ? La fenêtre elle-même est l’un des motifs les plus importants de l’art occidental. Le peintre italien du XVe siècle Alberti écrit ainsi : « Je trace sur la surface à peindre un quadrilatère qui sera pour moi comme une fenêtre ouverte sur le monde. » L’historien de l’art et curateur Alexander Dorner portait cette citation en tête lorsqu’il a organisé son musée à Hanovre selon l’idée que les peintures sont des ouvertures sur le monde. Il illustre cette intention en plaçant les peintures de la Renaissance dans des cadres modernes en bois qui font penser à des châssis de fenêtre. Plus tard, on retrouve la grille comme motif le plus emblématique du modernisme. La grille, qui n’est qu’une fenêtre muée, juste une autre forme de cadre.
Lors de mon job alimentaire de guide touristique, je m’arrête plusieurs fois par semaine devant l’église Notre-Dame des Victoires au Sablon, et pendant que je raconte aux touristes son histoire, mes yeux se perdent à l’intérieur des fenêtres de chez Mendes Wood, la galerie d’en face. C’est une galerie que j'apprécie beaucoup et je vais encore à chacune de ses expositions. Je prends plaisir à découvrir les œuvres seulement après avoir passé des semaines à les observer de loin, de l’extérieur, partiellement cachées, mal cadrées.
L’avantage du quartier de l’Abbaye : vu le nombre de galeries au mètre carré, aller en visiter une, c’est en voir au moins dix. Et c’est comme ça qu’en revenant d’un vernissage de design rue Saint-Georges, je suis arrêtée par des peintures aperçues du coin de mon œil. Les œuvres me poussent à revenir sur mes pas, elles me tirent. C’est l’équivalent artistique des scènes de vieux dessins-animés où les personnages sont réveillés de leur sommeil par l’odeur d’une nourriture appétissante. Je m’arrête donc devant une grande vitrine et j’observe les œuvres à l’intérieur de In-Gate Gallery, fermée ce jour-là.

Au début, je suis surprise par mes propres instincts. Devant moi, une peinture qui ressemble à un pastiche du Déjeuner sur l’herbe. Sur le côté droit, il y a même un squelette qui rappelle bien entendu ceux de Basquiat. La référentialité aussi directe, c’est compliqué : avec ce genre de travail, j’ai parfois l’impression d’une étude, comme en musique. Il était très courant pour les peintres, jusqu’à récemment, de copier les œuvres des plus grands. Il y avait un élément d’apprentissage dans ce processus : je comprends en faisant. Mais il y avait aussi un élément de consommation spirituelle, comme les cannibales qui mangent le cœur de leur ennemi pour en tirer une force vitale. C’est une indulgence, mais aussi un fantasme dans le sens lacanien, c'est-à-dire une manière de se construire et de se protéger face à son désir. Et pour beaucoup d’artistes, pas tous, mais certainement pour les artistes de cette exposition, l’objet du désir est la construction de son identité en tant que « Grand Artiste ». Je copie, je consomme, je m’approprie, je tue, pour devenir comme toi. L’exemple le plus évident de ce phénomène est sans doute l’effacement du dessin de Willem de Kooning par Robert Rauschenberg. On est en 1953, et le haut-modernisme règne à New York. Rauschenberg est un jeune artiste, il a déjà réalisé ses White Paintings, mais il n’incarne pas encore l’artiste séminal du passage du modernisme au postmodernisme qu’il deviendra plus tard. De Kooning, lui, a déjà la cinquantaine, et il est établi comme l’un des meilleurs peintres de l'expressionnisme abstrait américain, et donc du monde. Rauschenberg efface donc le dessin de ce grand peintre, qui incarne au fond une certaine figure paternelle. Cet effacement n’est pas une négation : les mouvements de gomme suivent les traces du fusain, c’est une réappropriation, une absorption. Leo Steinberg, grand critique de l’époque, qualifie cet acte d’oedipien. Rauschenberg tue symboliquement son père, et il le tue pour prendre sa place.
Mais ici, c’est un contexte différent. L’absorption ne s’opère pas de la même manière. Into the Trees (After Manet) d’Iris Terdjiman fait bien de prendre comme référence Manet, qui lui-même est entremêlé à des jeux de vol et de recadrage. Si par exemple on prend son Olympia, le tableau rappelle quand même beaucoup la Vénus d’Urbin de Titien. Sauf que quand Manet utilise cette composition, il ne cherche pas à s’approprier Titien lui-même mais plus encore toute une série de maîtres. Choisir un certain sujet et la composition qui lui est associée, c’est s’inscrire de force dans une lignée artistique. Manet avait en effet une relation compliquée avec les avant-gardes de son époque. Il veut d’ailleurs exposer au Salon, pas au Salon des Refusés. Mais celui qui comprend le mieux son travail, c’est Cézanne. Cézanne qui va peindre ses propres versions de l’Olympia, dont une en particulier, où il se représente de dos, dans l’ombre, au sein de la scène (Une Moderne Olympia). C’est un geste de reconnaissance : je te vois. Cézanne comprend que tout dans l’Olympia de Manet se joue dans l'œil du sujet, cette prostituée qui par son regard direct vers le spectateur le transforme en client. En se représentant comme client, il se reconnaît comme spectateur. Et il s’immisce au sein d’une œuvre qui ne lui appartient pas.
C’est un processus très similaire qui se joue dans la peinture d’Iris Terdjiman. Elle s’immisce, à travers sa facture, ses additions, dans l'œuvre de Manet. Elle démontre aussi sa compréhension de Manet lui-même. Il voulait être un grand maître, elle confirme ce statut. Bien sûr, Terdjiman est très loin d’être la première à faire ça. Le Déjeuner sur l’herbe est une des peintures les plus emblématiques de l’histoire, repeinte des milliers de fois. Mais si Into the Trees (After Manet) n’est pas une œuvre bouleversante par son originalité ou son impact, elle établit une compréhension sincère de sa place, et donc de sa fonction. Ce n’est pas une œuvre qui marque, mais c’est une œuvre qui se déguste. La diversité des motifs qui s’y retrouvent offre un réel plaisir au spectateur. Caché dans les feuillages, à l'arrière-plan, il y a même un homme nu qui court, sabre dans la main gauche, tête humaine dans la main droite. Peut-être Terdjiman cherche-t-elle quand même à tuer pour s’approprier. Je respecte ça.
Les motifs ne sont pas les seuls éléments appropriés dans les peintures de Terdjiman. Les mouvements de pinceau, très chargés, sont eux aussi empruntés. La biographie de l’artiste mentionne Munch et Bacon comme inspiration, mais moi, je vois plutôt Cecily Brown dans le traitement des corps nus. D’ailleurs, d’en dehors de la galerie fermée, toujours dans la rue, j’aperçois une autre peinture dont le trait me rappelle celui de Brown. Je ne la vois pas très bien, elle est obscurcie par une sorte d’angle mort. De loin, je crois même qu’il s’agit d’une autre peinture de Terdjiman. Mais le lendemain, quand je reviens pour vraiment voir l’expo, je me rends compte qu’il s’agit en réalité d’une œuvre de Vladimir Semenskiy.

Ici ce n’est pas tant le trait qui crie Cecily Brown, mais la combinaison du trait et du mouvement. Il y a aussi quelque chose de très fragmenté dans la composition. La fragmentation existe aussi chez Brown, mais si les corps qu’elle peint sont scindés par membres et muscles comme des poupées de Bellmer qui seraient constituées de pâte et d’huile, ces schismes ne servent qu’à unifier la composition générale du tableau. C’est un mouvement unique, un tourbillon, créé par des forces divergentes internes. Semenskiy, lui, pousse le point de gravité au centre. Il dégage les extrémités extérieures du tableau pour construire un avant-plan qui fonctionne comme un nœud aéré. Les éléments abstraits de l’arrière-plan se mêlent aux figures sans les engloutir, comme des forces qui portent mais ne contrôlent pas. D’ailleurs, le tableau s’appelle Initial Force 3. Francis Bacon a été mentionné plus haut, comme une inspiration de Terdjiman, mais moi, je le retrouve par moments chez Semenskiy. Bien sûr, au niveau de la facture, ça n’a rien à voir, c’est plutôt une manière de penser l'œuvre. Pour Bacon, la peinture n’est pas d’abord la représentation d’un corps ou d’une figure, mais la manifestation de forces : déformation, tension, désarticulation. Semenskiy est l’artiste qui me paraissait le plus intéressant lorsque j’ai aperçu cette peinture de l’extérieur de la galerie fermée, mais c’est aussi l’artiste qui présente aussi le moins de consistance dans la qualité des œuvres proposées. Si Outlines aurait dû rester au fond de son atelier, je ne peux qu’apprécier son triptyque Timing. Il s’agit d’un portrait fragmenté en trois cadres, et Semenskiy y fait preuve d’une incroyable retenue. En offrant très peu, il permet au spectateur de construire son propre récit narratif.

Il y a un troisième artiste représenté dans cette exposition : Alexander Morozov. Nous voilà face à des formats plus petits, à chaque fois des portraits coupés en format buste. D’ailleurs, quand j’ai remarqué l’un d’entre eux, Lost Art-ID 237219. After Cornelius Johnson "Portrait of Amalia Solmes", de l’extérieur de la galerie, j’ai directement pensé aux œuvres tardives de Bacon. De loin, je ne voyais pas l’impasto, juste un flou fantasmagorique qui semblait effacer le visage. De près, le lendemain, je me rends compte que la seule force représentée dans les portraits de Morozov, c’est le passage du temps. Comme chez Terdjiman, les travaux de Morozov sont très situés dans la référentialité à l’histoire de l’art. Il nous propose une série réalisée à partir de peintures emblématiques du XV au XVIIe siècle, notamment deux Rembrandts, complètement différents. Lost Art-ID56745. After Rembrandt van Rijn "Bathsheba in the Bath" est captivant par sa simplicité. Les mouvements de Bathsheba sont réduits à leur essence-même, la composition simplifiée jusqu’à n'être que quelques traits. Mais ces traits suffisent à transmettre la mœlle de l'œuvre. J’y retrouve quelque chose de ma période préférée de Georg Baselitz. Dans les années 1980, Baselitz se peint malade dans son lit dans une série intitulée Mann im Bett. Les traits sont épais et simples, peu de couleurs sont utilisées, mais cette économie de moyens ne fait qu’augmenter l’expressivité du sujet. On va au noyau de ce qu’est la peinture : une composition, un mouvement, une convergence de forces. En opposition, il y a Lost Art-ID 522424. After Rembrandt van Rijn "Self-portrait" qui m’est presque complètement incompréhensible. Je peux y deviner une volonté d’explorer la malléabilité du passage du temps – le Rembrandt de Morozov est bien plus jeune que le « vrai » Rembrandt dans son autoportrait. Malheureusement, je ne trouve pas le rendu assez bon. Il n’y a rien de la sensualité de la toile qui est si typique de Rembrandt, le tout a l’air extrêmement plat. Il n’y a rien de nouveau non plus, aucune exploration supplémentaire comme dans la Bathsheba. C’est aussi l’un des portraits les plus clairs, les plus réalistes de la série. On y voit le mieux un visage.


Il serait temps de mentionner que l’exposition qui rassemble ces trois artistes à la In-Gate Gallery s’appelle Faces. Pourtant, les visages, c’est ce qu’on y remarque le moins. Peindre un visage est compliqué car les principes mêmes de la construction compositionnelle en peinture passent par la fragmentation : la bosse d’une pommette, le creux d’une joue, les yeux, la bouche... Or ce qui fait un visage, c’est l’ensemble uni qui se forme entre ces fragments. Un visage est en réalité toujours en mouvement, toujours en train d’évoluer, de changer, de vieillir. En cela, la proposition de la In-Gate Gallery est réussie. Ce qui fait un visage, c'est-à-dire tout ce qui se trouve en dehors des traits organiques assemblés, est effectivement capturé dans une grande partie des œuvres.
Semenskiy, Mozorov et Terdjiman ne sont peut-être pas des artistes qui vont marquer l’histoire de l’art, mais ce sont des vrais artistes parce qu’ils ont compris la nécessité du vol. Tout artiste est un brigand. C’est la plus égoïste des professions. Un artiste doit bien sûr toujours voler pour créer. Mais pire encore, vu qu’une œuvre a besoin d’un regard extérieur pour être activée, l’artiste vole aussi nos réactions, nos interprétations, nos émotions face à son travail. Eh bien moi aussi, je suis une artiste, je suis égoïste et je suis une voleuse. Je m’immisce par l’ouverture d’une fenêtre, je prends ce qui m’intéresse. Les bras en l’air, ceci est un braquage!