Fallen Leaves d'Aki Kaurismäki
Pas encore fané
Le cinéaste finlandais Aki Kaurismäki, dans son dernier film Fallen Leaves, parvient (encore) à rendre la misère gaie et touchante. Fidèle à lui-même, il arbore son rythme si particulier, dans un espace-temps indéfinissable.
À l’occasion du Best Of de l’année 2023 organisé par Cineville, ainsi que du Polarise Nordic Film Nights, festival de cinéma scandinave qui avait lieu à Bruxelles à la fin du mois de janvier, le Cinéma Galeries rejoue Fallen Leaves, dernier opus du maître d’Europe du Nord, le Finlandais Aki Kaurismäki. L’occasion de se replonger dans un récit attendrissant, au cœur d’un Helsinki ouvrier, pauvre, teinté de rouge, de bleu et de musique très lyrique. Le tout filmé à l’ancienne : il perpétue les pellicules de 35mm, les plans statiques, ainsi qu’un tournage sans moniteur. Goût pour le minimalisme, ou défense d’un cinéma artisanal, ou les deux. Quoi qu’il en soit, ses partis pris créatifs font docilement écho à ses partis pris philosophiques. Comme d’habitude. Mais pas tant que ça.
Alma Pöysti et Jussi Vatanen sont fantastiques dans ce quatrième film de la « trilogie prolétaire » (regroupant Ombres au paradis (1986), Ariel (1988) et La Fille aux allumettes (1990)). Les deux acteur·ices se sont aventuré·es dans le centre-ville de Bruxelles pour ouvrir cette séance tardive (le film est sorti le 1er novembre en Belgique). En toute modestie, comme s’ielles étaient toujours plongé·es dans leurs rôles, ielles gâtent le public de trois injonctions du réalisateur, d’un cynisme légendaire : « don’t act », « don’t rehearse », et « one take only ». Libres à l’interprétation, comment vous dire que les genoux dansaient des castagnettes au premier jour. Mais c’est peut-être cette intransigeance qui permet la spontanéité très caractéristique de l’œuvre du finlandais. À seulement quinze minutes d’introduction, un jeu de regards timides mais intrigués prend place dans un bar de karaoké, première rencontre entre les protagonistes, inoubliable.
La deuxième fois qu’ielles se retrouvent, seule Ansa (Alma Pöysti) en est consciente. Holappa (Jussi Vatanen) se fait dépouiller à l’arrêt de bus, complètement ivre. Car l’addiction à l’alcool est une tare récurrente dans le monde du réalisateur finlandais. Comme lui dit son fidèle ami à la langue bien pendue, un baryton-basse à deux doigts du grand succès, interprété par Janne Hyyptiäinen : « c’est un cercle vicieux ». Être déprimé parce qu’on boit trop, boire trop parce qu’on est déprimé. Boire jusqu’à se faire coincer en état d’ébriété au travail... Bien que surtout victime du matériel défaillant, Holappa est viré. Une fois de plus, le traitement de la classe ouvrière est adroitement critiqué. Les « prolos » sont dépossédés, licenciés pour des bêtises (vol de produits périmés, un patron qui deale), puis voués à la solitude.
Le cinéma de Kaurismäki n’est pas pessimiste pour autant. Bien qu’il affirme que ses happy end sont créés uniquement pour plaire au public, il est difficile d’imaginer que le sexagénaire finlandais, grand admirateur de l’âge d’or du cinéma hollywoodien (Frank Capra et Buster Keaton, entre autres), n’aie pas une once d’optimisme romantique enfoui profondément en lui, tant on est ému et souriant à l’écoute de ses dialogues monosyllabiques.
La troisième entrevue arrive un peu comme par magie. Mais on s’y plie et les tourtereaux, après un tête-à-tête sur la pluie et le beau temps, s’enfoncent dans les fauteuils de velours rouge. Pour leur premier rendez-vous : Dead Don’t Die, film de zombies de Jim Jarmusch (2019), clin d’œil à son ami de longue date qu’on entrevoyait dans Leningrad Cowboys Go America (1989). Le cœur adouci, Kaurismäki nous frappe encore avec les aléas énervants de la vie : le mémo du numéro d’Ansa s’envole et se perd à l’insu de Holappa, qui rêvasse, clope au bec.
Bien qu’à coups d’ondes radiophoniques on puisse situer la douce histoire dans le temps – bombardements à Kiev régulièrement en fond sonore –, on se demande si, vraiment, ce détail est nécessaire. Difficile de trancher, mais il ajoute sans aucun doute une dose supplémentaire de désespoir à nos personnages. La nostalgie du XXe siècle s’oppose constamment au présent : au cinéma, des affiches de Pierrot le Fou, Bresson cité à la sortie des salles, les nouvelles sont écoutées à l’antenne (physique). Le jeu entre les temporalités permet un romantisme intemporel, comme Kaurismäki sait si bien le faire.
Fallen Leaves a donc bien sa place dans le Best Of de 2023. À l’occasion de sa sortie, la plateforme de streaming MUBI propose, (joie !), un catalogue complet pour se plonger dans cette esthétique incomparable. Et pour comprendre davantage la personnalité derrière tous ces presque contes, Cinema Laika, signé Veljko Vidak, est sorti en avant-première belge lors du Polarise Nordic Film Nights. Une fonderie abandonnée dans la Finlande rurale est ressuscitée en cinéma par Kaurismäki et quelques amis. Promesse d’un voyage dans l’amour du septième art.