FOCUS
Pour cette fin d’année 2015, le KVS nous offrait un beau cadeau : deux productions de la compagnie de danse-théâtre Peeping Tom à seulement quelques jours d’intervalle. Un vrai plaisir de retrouver l’univers surréaliste du duo Gabriela Carrizo et Franck Chartier ! Mais quelle drôle d’idée d’assembler les spectacles Vader et 32 rue Vandenbranden , si différents l’un de l’autre…
Avant toute chose, arrêtons-nous brièvement sur le travail de Carrizo et Chartier, danseurs, chorégraphes et codirecteurs de la compagnie. D’origine argentine pour la première, et française pour le second, c’est en 2000 qu’ils fondent Peeping Tom (« voyeur » en anglais) et s’installent officiellement en Flandre.
L’un de leur leitmotiv est de partir d’un lieu particulier où va se dérouler l’action. Comme s’ils jouaient avec une maison de poupées, ils disposent leurs danseurs dans des décors anodins, des reconstitutions de nos espaces familiers, ou du moins bien connus (un jardin, un salon, une cave ou, pour les spectacles vus présentement, une salle de fête et deux mobil homes ). Dans ces scénographies d’un réalisme bluffant, les deux chorégraphes travaillent généralement autour du thème de l’isolement, de l’enfermement, de l’impossibilité de trouver une issue – qu’elle soit physique ou mentale. Ainsi naît un univers étrange dans lequel la magie est au rendez-vous : les objets prennent vie, les corps entrent en lévitation, les personnages oscillent dangereusement entre folie et raison.
Mais la principale qualité de Peeping Tom est le talent avec lequel les danseurs racontent quelque chose grâce au langage du corps1 . Nous lisons peu à peu des situations, nous comprenons les conflits, nous voyons se dessiner les relations entre les uns et les autres. A nous ensuite de déceler un sens dans cette histoire sans fin.
Primés à de nombreuses reprises – notamment par le prestigieux prix du Meilleur Spectacle de danse, reçu pour plusieurs de leurs productions -, Gabriela Carrizo et Franck Chartier sont aujourd’hui des acteurs incontournables de la scène internationale.
Vader
Après l’énorme succès de sa première trilogie ( le Jardin, le Salon et le Sous-Sol ), la compagnie se lance dans une seconde : Vader (créé en 2014), Moeder (prévu pour 2016) et Kinderen (à venir) – autour du thème du huis clos dans le cadre familial.
Cette fois-ci, le lieu de départ est la salle des fêtes d’une maison de retraite. Un podium en fond de scène accueille un orchestre de musiciens octogénaires fatigués ; les tables sont placées en U comme pour une réception qui ne viendra jamais ; un piano attend dans un coin… Les dimensions de l’espace et la pauvreté de la décoration font penser à un gymnase réaménagé. Rien de bien folichon.
Après l’arrivée massive de petits vieux que l’on a munis de balais pour leur donner manifestement une occupation quelconque, un homme d’affaires entre en scène en poussant le fauteuil roulant de son père (interprété par le célèbre Leo De Beul, soixante-seize ans). Pressé, stressé, il lui dit au revoir, se sentant à moitié soulagé et à moitié coupable d’abandonner son vieux papa dans ce lieu lugubre. Le vieillard, fragile, sénile, pleure à chaudes larmes et tente désespérément de courir après son fils, le suppliant de ne pas le laisser là. Heureusement, cette scène déchirante laisse rapidement place à des situations cocasses : le malheureux s’avère être en réalité un grand-enfant-terrible.
S’enchaînent alors des séquences touchantes, comme le moment où Léo De Beul revisite le mythique morceau Feelings de Morris Albert sous les yeux enamourés d’un parterre de vieilles dames. Et finit avalé par le piano ! Ou encore ces moments époustouflants, lorsqu’une des jeunes danseuses de la compagnie parvient, le temps d’une chanson, à une transformation physique incroyable, passant de la séduisante et pulpeuse Brésilienne qu’elle est à un corps racrapoté de vieille femme bossue et toute sèche. Et participe ensuite à une course de fauteuils roulants !
Mais tout cela est régulièrement entrecoupé de visions plus sérieuses, plus graves. Ainsi, les gesticulations de telle danseuse qui se démène pour enfiler une paire de chaussures nous racontent le quotidien difficile des personnes âgées. Les compulsions de tel autre symbolisent la maladie qui attaque le corps affaibli. Les chorégraphies, de plus en plus lentes, rappellent la lenteur des gestes de nos vieux parents épuisés.
Dans cette pièce, les huit danseurs côtoient dix volontaires âgés recrutés dans la ville où se joue le spectacle ce soir-là. Chacun endosse une série de rôles différents : infirmiers, agents d’entretien, chanteurs et musiciens, visiteurs et pensionnaires. Grâce à eux, nous interrogeons la figure du père à travers sa mort prochaine. Quelle vie a-t-il menée avant d’en arriver là ? D’où lui viennent ces sursauts d’énergie et de vitalité ? Vader , avec humour et tendresse, nous donne à voir les rêves du vieillard qui aimerait encore échapper à l’humiliation d’une vie assistée et infantilisée.
32 rue Vandenbranden
Ce spectacle-ci, créé en 2009, fait écho à la première pièce commune de Gabriela Carrizo et Franck Chartier, Caravana (1999), dont l’action se déroulait également dans un mobile home . Ils avaient d’ores et déjà fait appel à la chanteuse Eurudike De Beul, devenue une fréquente collaboratrice, et qui réapparaît dans 32 rue Vandenbranden .
Ici, nous avons à nouveau affaire à un huis clos situé dans une vaste plaine polaire, inhospitalière, où se sont étrangement perdus deux mobile homes . Y vivent, en voisins peu chaleureux, une sorte de communauté hétéroclite : un couple fusionnel, une sorcière, chanteuse lyrique à ses heures, une femme enceinte apathique et deux frères coréens engagés dans une relation incestueuse. Le thème favori de la compagnie se lit en filigrane : l’issue n’existe pas, les personnages sont prisonniers d’un espace tant extérieur qu’intérieur.
Malheureusement cette fois-ci, les relations entre chaque voisin se dessinent plus difficilement. Elles sont changeantes. L’amoureux transi esquisse une rupture avec sa partenaire en s’installant quelque temps chez sa voisine, enceinte et célibataire. Mais cela ne débouche sur aucune suite. Idem pour le frère incestueux qui vit une passion mortelle pour cette dernière. Mais celle-ci, apathique du début à la fin, ne crée pas l’idylle.
Plusieurs questions se posent tout au long du spectacle. Un meurtre, peut-être, s’exécute hors-scène ? Pourquoi ? Qui sait ? En tout cas, la femme enceinte réapparaît sans son ventre arrondi. Est-ce un retour de la situation initiale, pendant laquelle une dame inconnue ensevelissait sous la neige un nourrisson ?
Une menace à l’horizon, située au-delà du quatrième mur, inquiète les protagonistes sans qu’on apprenne jamais de quoi il s’agit. Un tremblement de terre motive soudain toute la communauté à prendre d’assaut l’un des mobile homes pour en faire, l’espace d’un instant, une boîte de nuit. Beaucoup de questions, mais très peu de réponses.
Certes, il y a des passages qui font sourire. Ainsi, la scène où l’un des frères se transforme en grande folle hystérique, sort de chez lui pour se toucher frénétiquement, surpris par un groupe de randonneurs à ski sortis de nulle part qui lui adressent un amical bonjour de la moufle. Mais on se sent baladé sans savoir où la pièce veut en venir. Les situations narratives ne se développent pas, alors que les séquences dansées s’allongent à l’excès et se répètent infiniment. Quel dommage qu’une compagnie qui excelle dans l’art de raconter la psychologie des personnages décide d’opérer un revirement vers un théâtre de l’absurde aux ambitions simplement burlesques.
Grosse déception personnelle donc, pour ce second spectacle qui a cependant pu plaire à bien des professionnels qui lui ont attribué un grand nombre de prix. Je reconnais toutefois un savoir-faire rarement égalé dans les torsions des corps entrelacés, projetés au sol, qui s’envolent, qui sursautent sous l’impulsion d’une énergie incontrôlable.