Françoise Pirart, variation
Dans ce qui constitue (déjà !) son quinzième ouvrage, Françoise Pirart nous livre l’histoire d’un amour complexe et compliqué, dans un roman qui alterne les tons, se faufilant entre récit épistolaire au parfum de Liaisons dangereuses et relation d’aventures dans le Grand Nord sibérien aux accents de Jules Verne ou de Jack London.
Nous sommes en 1820. Quelques années après l’épopée napoléonienne. À Narva, sur le seuil (ouest) de l’immense empire russe. Un jeune homme, Jeremy A. Voight, s’est engagé en tant qu’aide de camp du capitaine Drawbee et va se lancer dans une mission d’exploration confiée par les lords de l’amirauté britannique. La Russie, la Sibérie, jusqu’aux confins du monde connu. Une traversée surhumaine acceptée sur un coup de tête. Trop orgueilleux, il n’a pas supporté la fin d’une idylle. Ou son impasse. Il a choisi la fuite… et la course à la mort.
De Françoise Pirart, nous avions naguère rubriqué fort positivement un recueil de nouvelles, État de faiblesse , nous avions surtout apprécié la Nuit de Sala , un roman court et insinueux (néologisme pour caractériser une narration subtile, entre sinuosité et insinuations). Autant de récits contemporains. Et nous attendions sa confrontation avec le roman historique.
Nous plongeons. Jeremy est… un chanteur d’opéra qui a perdu sa mère française et ne voit plus guère son père anglais. Il a donné des leçons de chant à une Parisienne, Élisabeth, beaucoup plus âgée, riche et élégante, mariée à un homme trop absorbé par ses affaires. La complicité s’est installée entre deux solitudes, deux âmes pleines d’appétit, puis… autre chose. Jusqu’à… ?
Jeremy fuit. À travers le voyage, l’aventure. En contrepoint, entre les étapes, nous lisons les lettres de Ninon, qui écrit tantôt à son amie Élisabeth, tantôt à une cousine en mal de ragots. Qui nous raconte les débuts de l’intrigue amoureuse et ses épisodes, tout en ouvrant la porte à quelques interrogations. Sur la nature véritable de la relation, sur les personnalités, sur l’incident, sur… les motivations réelles de l’épistolière, qui dit une chose et son contraire, condamne une idée qu’elle fait sortir par la fenêtre pour la réintroduire par la porte.
Le titre et la quatrième de couverture nous ont laissé croire à une vaste épopée romanesque et romantique. Les souffles combinés de la passion qui consume et des aventures au grand large. Avec le suspense en sus de cette histoire en creux, épistolière. Mais. Ce n’est pas vraiment ça. Et notre lecture s’est faite en deux temps.
Premier temps. La déception. La référence à Choderlos de Laclos pénalise la perception, hisse la barre trop haut, la narration épistolaire demeurant assez éloignée, au final, du sulfureux cocktail. De plus, le récit de voyage, à force de se mettre dans les pas d’un véritable carnet de route des années 1820 (l’auteure cite ses influences avec intégrité), louvoie vers le documentaire, le catalogue de curiosités exotiques.
Deuxième temps. On oublie nos attentes et on se met au diapason de l’auteure, on épouse son rythme, son projet. On découvre alors que le fond du livre est intimiste. C’est l’histoire d’une âme, jeune, fière, en quête de racines, d’attachements, d’absolu. On découvre alors que les personnages principaux sont touchants, sincères, modernes, ouverts sur les microcosmes croisés, ces peuplades aux mœurs variées, les somptuosités paysagères, l’infini, paradis ou enfer. On s’émeut devant les relations de l’aide de camp et du capitaine, leur évolution, les confidences qu’ils finissent par extraire de la gangue de l’introversion, leurs réactions face aux multiples avatars de l’étrange, de l’étranger. On découvre alors les surprises ménagées par l’auteure. Le mari qui surgit du néant. L’héroïne que tous évoquent mais dont l’irruption se fait attendre.
Et c’est quand on s’abandonne à la compassion, à la complicité, aux questionnements, somme toute aux trésors d’un roman psychologique, que nous reviennent, soudain exaucés, nos souhaits d’aventures, saupoudrés d’éléments de suspense :
Jeremy marcha vers eux, menaçant. Ils furent sur lui, tous les six, sans lui laisser la moindre chance. Il se débattit, envoya un coup de poing au cosaque qui tomba à la renverse. Les autres s’écartèrent, surpris par sa réaction brutale. Il s’agenouilla, s’étendit de tout son long sur la neige dure et se mit à ramper vers le gouffre. […] Les Yakoutes, immobiles, ne parlaient plus.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 395.