Gary Farrelly
Gary Farrelly, né en 1983, est un artiste irlandais pratiquant le mail art, le collage, la vidéo et la performance. Après un master à LUCA Arts (Bruxelles), il part vivre à Paris et à Dallas. À son retour en 2013, il décide de s’installer à Bruxelles.
Gary Farrelly, né en 1983, est un artiste irlandais pratiquant le mail art, le collage, la vidéo et la performance. Après un master à LUCA Arts (Bruxelles), il part vivre à Paris et à Dallas. À son retour en 2013, il décide de s’installer à Bruxelles.
Bruxelles est une ville capitale pour la gouvernance administrative de l’Europe et plus généralement pour l’organisation mondiale du système économique néolibéral. Bruxelles est une ville qui s’autodéfinit au centre de beaucoup de choses. De ce point de vue, cette ville propose beaucoup de ressources premières pour mes recherches artistiques. Mais je ne pense pas que ce soit l’unique raison qui m’ait poussé à venir ici. Ce que je trouve le plus intéressant à Bruxelles, c’est le chaos ; la déconnexion qu’il y a entre l’administration et la réalité. Trump (et je ne cite pas souvent Trump) parle de Bruxelles comme d’un hell hole . C’est une chose pertinente à dire. Bruxelles est mal organisée, mal planifiée, sale et joliment laide. C’est l’écart entre l’ordre total qu’elle se propose d’incarner et le désordre total de son organisation réelle qui m’intéresse. C’est pour cette même raison que je n’aime pas Amsterdam ou Londres, car ces villes sont trop bien organisées, elles se connaissent trop bien elles-mêmes. Regardez par la fenêtre, il y a deux cents personnes qui vivent dans un parc. C’est fou. Cette contradiction et cette tension qui sont au cœur de Bruxelles en font un espace particulièrement intéressant pour les artistes, parce qu’il s’agit d’un espace de liberté. Bruxelles est un lieu à part par excellence : elle n’est ni la Wallonie ni la Flandre. C’est juste un endroit où les gens survivent.
Dans ton travail, l’usage de données administratives, d’archives et d’architecture moderne – figures appartenant toutes au champ symbolique du travail à l’ère néolibérale – semble être travaillé par une relation ambivalente d’amour-répulsion. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?
Je ne pense pas que la stratégie que j’adopte soit de formuler ou de transmettre ma vue spécifique du monde. J’essaie juste de figurer comment je vis et comment je me sens dans ce système. La fascination et la répulsion sont manifestes dans mon travail parce que ce sont des sentiments. Nous expérimentons tous ces « géo-sentiments » tout le temps. Il est normal de critiquer notre système. Par contre, on ne peut pas remettre en question le fait que les niveaux de vie à l’Ouest sont plus élevés qu’à n’importe quel endroit du tiers-monde. Les queers sont mieux traités en Belgique et aux États-Unis que n’importe où ailleurs. Et les femmes se sont émancipées dans cette partie du monde. Mais il est aussi incontestable qu’il y a une violence inhérente à ce système. Et il est presque certain que cette violence aboutira à quelque chose de catastrophique à un certain moment. Je suis intéressé par la connexion entre cette fascination que m’inspire cet ordre utopique et la répulsion que j’éprouve envers la violence qu’il véhicule.
Maintenir cette relation d’ambivalence est-elle pour toi un choix conscient ?
Être ambigu est une stratégie consciente de ma part. Si, en tant qu’artiste, je te dis que le néolibéralisme est mal, que mal traiter les personnes, c’est mal, eh bien, c’est évident, et c’est vraiment médiocre. Nous sommes tous à gauche, ou au moins social-démocrates. Nous savons tous que cela est mal. C’est le problème avec les artistes trop manifestement politiques. C’est un constat très prévisible. Les opinions politiques sont plutôt ennuyeuses et elles s’inscrivent dans un consensus qui est ennuyant. Dans les faits, je trouve beaucoup plus intéressant de retourner de manière objective aux mécanismes d’oppression et de flirter avec les forces oppressives que sont l’architecture et l’administration. Je pense qu’il faut essayer de ne pas être prévisible et de se laisser la possibilité de changer tout le temps la manière dont on se sent par rapport à ce système.
À ton sens, travailles-tu à développer de nouvelles manières de vivre le rapport entre l’individu et l’institution qui le contrôle ?
Bien sûr. Lors des vingt dernières années, depuis le 11 septembre, la question de l’institution est devenue exponentiellement plus importante. Si l’on regarde le cas du Brexit, il y a ce sentiment que si les Anglais quittent l’Union européenne, quelque chose de terrible va se passer. Et que si tu offenses les dieux de l’institution, ils peuvent te détruire. A mon sens, ce sentiment est relativement nouveau. Je ne pense pas qu’il existait tel quel dans les années 1970 ou 1980. Instinctivement, en tant qu’artiste, ma question est de savoir comment je peux égaliser mon pouvoir et mon agencement dans le monde, un peu comme une drag-queen, qui porte un costume de femme, qui ressemble à une femme, mais qui n’est pas vraiment une femme. Dans notre mécompréhension de l’autorité, nous essayons de reproduire de l’autorité, et la mécompréhension que nous en avons est ce qui produit sa singularité. Je définirais cette démarche comme une accumulation d’agencements ; mais également comme une stratégie . Créer une institution nous permet de forcer la chance : en devenant une institution, on échappe à la vulnérabilité d’être un jeune artiste isolé. Nous (Chris et moi) ne sommes plus juste deux individus faits de peau et d’os. Non, nous sommes une institution. Nous répliquons l’autorité que nous subissons sur les personnes qui l’exercent. Je pense que c’est un jeu intéressant à jouer.
Quel est le rôle de l’imagination de ce jeu que vous jouez – au sein d’une pratique que l’on pourrait considérer à prime abord comme très down to the earth ?
Je préfère remplacer le mot « imagination » par « idéation ». Une partie importante de notre travail consiste à faire des listes de choses qui n’existent pas. Par exemple, les banques sont quelque chose de très important dans notre monde, alors faisons une liste de cinquante banques qui n’existent pas. Faisons une liste de dix partis politiques qui n’existent pas. Faisons une liste de héros politiques belges n’ayant jamais existé. En ce sens, l’invention est une partie importante de notre travail. Une autre partie importante de notre travail est la psycho-géographie. Nous vivons dans un système qui attribue une certaine signification à l’architecture, à l’espace dans lequel nous vivons, aux infrastructures en général. De manière autonome, et selon notre propre agencement, nous pouvons nous mouvoir dans la même portion d’espace et redésigner le nom des bâtiments, des parcs, recréer l’histoire. Nous n’avons pas à croire toutes les histoires qu’on nous raconte à propos de l’espace. Nous pouvons inventer nos propres histoires. Et bâtir nos propres méthodologies.
Et quelle est la portée politique de la re-désignation selon toi ?
Bien, il me semble que cela fait de toi l’auteur de la réalité. La réalité est quelque chose qui est normalement prescrit par l’éducation ou par l’ordre économique. Ici, les choses se soumettent à ta volonté en tant qu’individu ou en tant que collectif, compris comme une singularité politique. Nommer est au cœur de notre pratique, aussi bien au sens du labelling que du pur plaisir linguistique.
Pourquoi ancrer votre pratique dans des médiums qui peuvent paraître datés, comme du papier par exemple, plutôt que sur des supports numériques ?
Au début, nous avons utilisé les documents papier comme médium principal parce que je crois qu’à l’origine, il y a un dualisme entre le cérébral et le physique. Et que le papier administratif est un lieu où se manifeste physiquement un état mental. Nous sommes conscients des critiques qu’on peut formuler à l’égard de ces médias « datés » : nostalgie, fétichisme, etc. Nous allons de plus en plus orienter notre pratique vers quelque chose de plus numérique. Pour le moment, par exemple, je fais des recherches sur du porno gay en ligne. Je fais des captures d’écran et je les matérialise, et j’écris dessus. On sait qu’internet existe ( rires ).
En utilisant des machines à écrire, du papier, c’est-à-dire des matériaux simples, nous voulons aussi ne pas être tributaires de chaînes de production trop complexes. Cela rend notre pratique mobile. Et quand tu es encore en début de carrière comme je le suis, il est bon d’utiliser des matériaux qui se trouvent autour de soi. Pourquoi voudrais-je produire des choses complexes nécessitant le recours à des techniciens quand je peux produire sans limitation des choses simples ?
Comment appréhendes-tu la question de la signature à travers votre institution, Office for Joint Administrative Intelligence ?
Comme beaucoup de gens, au début, j’étais fortement attaché à mon propre nom. Mais avec la création d’OJAI, j’ai rejeté cette fascination pour l’égocentricité qui existe chez les artistes et j’ai entrepris de dissoudre mon identité personnelle dans quelque chose d’autre. Dans les faits, cela ne m’a jamais empêché de revendiquer beaucoup de choses : rien de mal ne s’est produit. Cela a été utile pour moi de m’éloigner de mon nom personnel. Cela m’a permis de devenir moins agressivement égocentrique.
Comment envisages-tu la suite de ta pratique ?
Nous continuons à faire nos podcasts mensuels pour une radio à Dallas, que nous appelons sonic activism , au cours desquels nous diffusons du speedcore issu des milieux trans et des bruits d’architecture, d’administration, de métro, etc., et dont le but est d’amener des contenus marginaux à l’oreille des auditeurs.
Je vais bientôt, avec Chris Dreier, partir faire des recherches en Azerbaïdjan. Quand nous montons des expositions avec Chris, il ne s’agit pas seulement de montrer et de faire voir des objets. Il s’agit d’espaces de recherche, comme ce que nous avons mis en place à Dallas, Maastricht ou Wupperthal. D’espaces de recherches consacrés à des sujets qui ne sont pas pris en considération par le milieu académique traditionnel, comme l’étude des tunnels piétonniers (Dallas & Anvers), de certaines pratiques pornographiques au sein du porno gay, etc. C’est pour cela que l’été prochain, nous pensons donner des performed lectures : nous voulons créer des rencontres avec la recherche académique, sans néanmoins tomber dans le côté barbant de ce que peuvent comporter les institutions universitaires. Cette création d’institutions par des artistes est une idée héritée des années 1970 (Joseph Beuys, Art & Language, situationnisme, etc.) qui est un peu old fashioned mais, selon nous, il est très important de renouveler cette tradition. C’est pour cela que nous allons en Azerbaïdjan faire de la recherche.
Pour la rédaction : Clarisse Michaux et Robin Faymonville
Pour la technique : Lucas Meisdom