God save the queer
Alan Hollinghurst , écrivain britannique, signe son premier ouvrage, La Piscine-Bibliothèque , en 1988. Traduit pour la première fois en français en 1991, il est disponible depuis peu dans une nouvelle traduction chez Albin Michel. Le roman n’a rien perdu ni de sa pertinence ni de son actualité.
Le récit, au début, semble d’un ennui mortel : on suit les aventures et tribulations d’un petit-fils de Lord anglais, William Beckwith. Le jeune et beau William, très à l’aise avec sa sexualité, extraverti, vaniteux, meuble ses journées entre son appartement, les boîtes branchées et la piscine en sous-sol du Corinthian , club privé select où les nantis se délassent après leur journée de travail, où William collectionne les aventures en matant avec gourmandise la nudité offerte des autres mâles lors du rituel incontournable de la douche. Alors qu’il visite des toilettes publiques connues pour être, en réalité, un lieu de rencontre homosexuel, il sauve la vie de Charles Nantwich, vieux lord anglais qui conférera à William la lourde tâche d’écrire sa biographie à partir de journaux intimes remontant jusqu’au début du XXe siècle.
Sous cette amorce assez fade se cache en réalité un roman d’une précision et d’un réalisme grinçant ; la communauté gay britannique de l’époque, même des époques antérieures à travers les journaux de Charles (dont le lecteur découvre le contenu en même temps que William) est disséquée, sans compromis ni pudeur. Dans ce portrait à l’acide, rien ne nous est épargné. Ni les violences verbales et physiques, touchant toutes les classes et tous les milieux ; ni les pressions sociales et politiques, le poids des non-dits, l’horreur des faux-semblants et leurs conséquences angoissantes. En parallèle, des hommes aussi, juste des hommes, qui s’interrogent sur l’amour, le temps qui passe, la vieillesse, la mort, qui balancent entre deux amants les fesses bronzées par un été clément.
La force de l’œuvre est là : pas d’héroïsation ni de victimisation d’une communauté, pas de délires d’hétérosexuel bouffé par les stéréotypes façon troquet du coin ; une justesse crue, jusque dans les scènes de sexe, explicites sans jouer le jeu de la provoc et du trash (un passage croustillant se moque avec brio des fantasmes façon « cuir-moustache ») et un don pour saisir l’humain derrière le jeu des masques et des étiquettes.
Enfin, le style, s’il est sans grande saveur, réserve de temps en temps quelque ironie bien noire so british , et les descriptions des corps masculins sont remarquables sans virer au kitsch.
On comprend le retentissement de l’ouvrage à l’époque : scènes de sexes explicites, retour sur l’aspect politique de l’homosexualité qui a dû en faire grincer plus d’un, et dissection sans compromis d’une communauté multiple, plurielle, complexe.
Aujourd’hui, après l’hécatombe du SIDA, les débats sur le mariage gay et à l’heure où il y a encore beaucoup de chemin à faire concernant les droits des homosexuels, sans parler de la lutte contre l’homophobie, la Piscine-Bibliothèque met l’accent sur une réalité essentielle : être homosexuel ne définit pas un individu . Chacun a une sexualité qui lui est propre, intime, personnelle, et vouloir réduire quiconque à cet aspect de sa vie ne peut que renforcer les stéréotypes, idées reçues et autres fléaux de l’esprit.