critique &
création culturelle

Here

Chronique de l'Amérique moyenne

Pour son nouveau film, Here, adapté du comics du même nom de Richard Mcguire, Robert Zemeckis retrouve le duo emblématique de Forrest Gump, Tom Hanks et Robin Wright, dans une œuvre aussi intimiste que sociale et, comme souvent avec lui, rempli d’innovations et d'expérimentations.

Deux films, c’est à la fois énorme et si peu pour une carrière vieille d’un demi-siècle comme celle de Robert Zemeckis. Pourtant, après ses deux derniers films, plus grand monde ne donnait cher de sa peau, déjà prêts qu’ils étaient à noyer le cinéaste dans le bassin des carrières déchues. Après tout, n’est-ce pas là le fardeau de tous les grands ? S'ils sont deux fois meilleurs, ils semblent deux fois plus critiqués. Zemeckis, comme son copain Spielberg, ne fait pas défaut à cette règle. Mais la valeur des grands, c’est aussi de savoir renaître de leurs cendres et donner une leçon de cinéma à tout le monde. Et ça, comme son pote Spielberg, Zemeckis sait le faire.

Ce savoir-faire, le cinéaste le démontre dans Here, projet empreint de multiples richesses, à la fois technique et émotionnelle (on y reviendra), mais aussi thématique. Robert Zemeckis a parlé de son pays à travers presque tous ses films, exception faite de sa trilogie en motion capture et des fameux « deux derniers » (Sacrées Sorcières et Pinocchio, qu’il faudra bien citer un jour), des œuvres moins personnelles pour le réalisateur. Le cinéaste explore les phénomènes sociopolitiques et leurs répercussions sur les individus, tout en faisant de ses personnages de véritables acteurs de cette grande Histoire, et non de simples spectateurs. Pour lui, l’histoire des États-Unis, ce sont avant tout les gens qui y vivent.

Portrait intime de l’Amérique

En cela, Here s’inscrit dans la continuité de Forrest Gump, Crazy Days ou Retour vers le futur, en présentant plusieurs familles américaines dans une seule maison à plusieurs époques. On observe ainsi l’évolution des mœurs : le rôle de la femme, l’évolution des valeurs, l’essor du multiculturalisme, l’évolution du style vestimentaire, de la décoration, de la culture (diffusion télévisée des Beatles) et de la politique (engagement pour la guerre du Vietnam).

Le cinéaste trace donc, grâce à ces personnages, une cartographie de l’Amérique, des pères fondateurs aux Années folles, en passant par la Seconde Guerre mondiale. Mais à partir du moment où le plan fixe devient une maison, on comprend rapidement que le portrait qui nous est fait est celui d’un foyer de la classe moyenne, une petite demeure typique, sans doute dans une petite ville sans histoire, comme l’était Hill Valley de Retour vers le futur. En creux, Zemeckis nous dit que l’Amérique et son histoire se jouent davantage en ces lieux qu’à la Maison-Blanche ou à Beverly Hills : ce sont les petites gens, les petites villes de l’Amérique moyenne, dont il se veut le chroniqueur.

Les personnages de Zemeckis incarnent donc l’Amérique et ils la subissent parfois, tout comme Forrest endure la guerre du Vietnam. Ici, Al Young (Paul Bettany) subit la Seconde Guerre mondiale, et tous les personnages doivent renoncer à leurs rêves : d’abord Rose (Kelly Reilly), qui voulait devenir comptable, puis Margaret (Robin Wright), aspirante avocate. Dans ces deux cas, Here se fait l’écho d’une Amérique conservatrice qui impose un système patriarcal aux femmes, qui les freine dans leur élan de vie et les enferme dans un rôle domestique. Ces privations à la fois professionnelles et personnelles engendrent un refoulement et une frustration pour ces femmes, contraintes de s’oublier en tant que telles pour ne rester qu’épouses et mères.

Le personnage de Richard (Tom Hanks), lui non plus, n’a pu poursuivre son rêve de peintre, bien que son talent soit évident. Mais il se résout alors à un emploi alimentaire pour subvenir aux besoins de sa famille. En lui, Zemeckis explore l’héritage d’une « stagnation sociale », où le rêve se heurte aux murs d’une classe moyenne enfermée dans son statut. Al, lui-même brisé par ce système, se fait le porte-parole de cet état de fait en décourageant son fils (Richard donc) à poursuivre son rêve.

Stagnation sociale, mais aussi stagnation géographique : Al rêve de déménager en Pennsylvanie, Margaret veut sa propre maison plutôt que le legs de ses beaux-parents. Mais voilà, la vie est chère, et les familles sont bien souvent obligées de rester dans le même lieu jusqu’à n’en plus pouvoir. Certains ne le supportent plus, d’autres finissent par s’y accommoder.

Malgré tout,le personnage de Vanessa Young (Zsa Zsa Zemeckis), fille du couple (et du réalisateur dans la vie), parvient à réaliser son rêve d’avocate. En cela, elle porte aussi celui de sa mère. Elle quittera la maison dès la fac, qu’elle sera la première de la famille à atteindre, puis voyagera, emmenant sa mère à ses côtés. Zemeckis se veut donc porteur d’espoir : l’époque évolue et permet un choix de vie moins restreint aux individus, même passés un certain âge, comme Richard, qui peut se réconcilier avec ses rêves d’antan.

En somme, Robert Zemeckis livre à nouveau un remarquable portrait passionné de son pays, qui sait se faire critique par moment et plus optimiste parfois, mais n’oublie jamais de toucher l’humain.

Soyez témoins

Il est bien sûr difficile d’évoquer Here sans parler de ses dispositifs particuliers. Robert Zemeckis, qui a toujours été un expérimentateur autant d’un point de vue technique que de mise en scène, propose ici de capter la totalité de son film en plan fixe, reprenant l’idée du comics de McGuire. Ce plan capte à travers les décennies un même lieu qui, à partir du XXᵉ siècle, devient l’intérieur d’une maison. Le foyer est un composant essentiel de la famille : à lui tout seul, il dit déjà tellement sur l’origine sociale et culturelle de ceux qui l’habitent . Il en est un membre à part entière et devient vivant. La maison est donc un personnage (rappelons que Robert Zemeckis a aussi produit Monster House). Ici, elle devient même le point de vue du film. Les murs sont les témoins de ces morceaux de vie et de l’évolution de la classe moyenne américaine.

En cela, Zemeckis place aussi le spectateur dans une position de témoin, voire de voyeur (moins flatteur), tant il lui est donné d’observer ces êtres évoluer dans l’intimité de leur foyer.

Cela étant dit, il faut bien le reconnaître : les séquences antérieures au XXᵉ siècle sont forcément moins réussies, puisqu’il n’y a pas encore de maison. Le film s’ampute donc lui-même de son point de vue et de l’un de ses propos. Il est tout juste possible de sauver les séquences du XVIIIᵉ siècle, qui renseignent sur la fameuse maison d’en face. Mais les passages avec les Amérindiens sont de trop, en plus de proposer des costumes et des fonds verts profondément cheap, repérables à des kilomètres. Bien sûr, il est important de rappeler à qui appartenaient ces terres avant qu’on les leur prenne par la force, mais Zemeckis aurait pu en faire une petite vignette rapide, comme pour la fin de la guerre de Sécession, plutôt qu’un segment à part entière.

Malgré ce grief, il faut saluer le travail de Zemeckis sur ce plan fixe. Le cinéaste évite de tomber dans le piège de la théâtralité. Sachant qu’il ne pourra pas dynamiser l'œil du spectateur par le cadrage, c’est par le montage que cela passe, ramenant l'œuvre à un caractère purement cinématographique. Toutes les timelines sont enchevêtrées, et il est ainsi possible de passer du XVIIIᵉ siècle à notre temps en passant par les années 1960 en un clin d’œil. La multiplicité des décors et des situations empêche fondamentalement l’ennui.

Autre idée géniale, tirée du comics original : l’incrustation de petites fenêtres qui permettent à deux timelines de s’entrecroiser le temps de quelques secondes.

Éternel innovateur

En plus d'être cadrage et montage, dans Here, l'innovation est aussi technique. Robert Zemeckis a été parmi les premiers à explorer des technologies comme la motion capture ou la 3D. Il n’est, de fait, pas étonnant de le voir se pencher aujourd’hui sur le de-aging. Cette technologie, qui permet de rajeunir numériquement les comédiens, trouve ici l’un de ses meilleurs usages : le rajeunissement de Wright et Hanks est impressionnant.

Seul bémol : la voix de Tom Hanks, qui est clairement celle de son âge réel. Il est perturbant de voir un jeune homme de vingt ans parler avec une voix abîmée. On peut se demander si, avec tout le soin apporté à la transformation des personnages, Zemeckis et son équipe n’auraient pas pu également modifier cette voix vieillissante. Mais il s’agit d’une défaillance bien maigre au regard de la réussite technique du film.

Comme toujours, Zemeckis investit ses innovations pour l’émotion qu’elles peuvent susciter : la technologie au service du récit, plutôt que l’inverse. Ici, la technologie de rajeunissement lui permet d’explorer l’émotion de voir ses personnages vieillir de la façon la plus réaliste qui soit (le récit s’étale sur des décennies entières, allant de l’enfance du personnage de Tom Hanks, jusqu' à ses 70 ans passés). Le cinéaste aurait pu prendre des acteurs plus jeunes et les faire vieillir à l’aide de prothèses et de maquillage, comme il l’a fait pour Paul Bettany et Kelly Reilly. Mais le fait d’utiliser cette technologie sur Tom Hanks et Robin Wright renforce l’impact émotionnel : nous connaissons leur âge véritable, et nous savons qu’ils ressemblaient réellement à ce qui nous est montré lorsqu’ils étaient plus jeunes. Ainsi, cette jeunesse perdue est à la fois celle des personnages mais aussi celle des comédiens. De fait, l’implication émotionnelle du spectateur est bien plus forte.

À l’heure où le de-aging est souvent utilisé comme un gadget à Hollywood (Indiana Jones 5), Robert Zemeckis en fait un véhicule d’émotion et de signification. Cela fera sans doute date, exactement comme son utilisation de la motion capture il y a 20 ans.

Il y a presque quelque chose de l’idée du « cinéma total », telle que définie par André Bazin (Les Cahiers du Cinéma, 1954). À travers ce concept, le critique prône une vision du cinéma comme une représentation parfaite de la réalité, ayant pour objectif de capter à la fois l’apparence et l’essence des choses. Il évoque également l’idée du spectateur en tant que « témoin direct ». Bazin ne rejette pas pour autant les artifices (comme le montage), à condition qu’ils servent cet objectif initial.

Ici, le de-aging confère une sensation de réalisme absolu aux personnages de Tom Hanks et Robin Wright, pour les raisons évoquées précédemment. Le plan fixe, quant à lui, rend compte de situations concrètes sans que l'intervention de l'œil du cinéaste ne paraisse trop intrusive. De tout cela se dégage quelque chose de fondamentalement réel, de brut, qui rend les personnages et les émotions qui les traversent plus tangibles. Il convient néanmoins de nuancer la comparaison avec le concept de Bazin en précisant que le critique rêvait aussi d’un cinéma sans point de vue de l’auteur et avec une utilisation du montage très mesurée, ce qui n’est pas le cas ici.

Souvenir

Zemeckis traite, dans Here comme dans la plupart de ses films, du temps et des souvenirs, sujets qui lui sont chers, que ce soit dans Retour vers le futur ou Forrest Gump. Il n’est pas toujours tendre avec ses personnages : le temps abime les rêves et les êtres, les amours s’amenuisent, certains tombent malades… Cependant, les personnages de Zemeckis créent des souvenirs, des héritages qui ancrent leur passé tout en ouvrant des portes vers l’avenir, en témoigne le fils de Forrest dans Forrest Gump, à la fois souvenir de Jenny et futur du personnage de Tom Hanks. Les tableaux de Richard, dans Here, remplissent aussi cette fonction de pont entre le passé, le présent et le futur. Parfois encore ce sont de simples objets d’apparence anodine qui, à leur simple vue, rappellent à l’esprit du personnage un monde de souvenir − ce qui demeure sans doute la plus belle séquence du film.

Le film explore le bonheur éphémère, l’inévitable finitude, puis le recommencement, mais sans misérabilisme : les choses sont ainsi faites, elles peuvent être douloureuses, mais la vie continue tant que le souvenir perdure. De cette thématique du souvenir Zemeckis, et son co scénariste Eric Roth (déjà à l'œuvre sur Forrest Gump) ont la pertinence d’en faire un enjeu, pour un des personnages, dans la dernière partie du récit. Donnant ainsi lieu à l’une des séquences l’est plus émouvantes de la filmographie du cinéaste (et c’est beaucoup dire).

Cette nécessité du souvenir peut aussi reboucler avec le point de vue sociopolitique du récit en soulignant l'importance de se rappeler de l'Amérique d’hier, de ses forces et de ses faiblesses, pour penser celle de demain.

Avec Here, le geste de Robert Zemeckis est à ce point magistral d’émotion, de créativité et d’expérimentation qu’il mérite bien mieux que les recettes ridicules qu’il engendre depuis sa sortie. Le film est déjà un des plus grands échecs de la carrière de son auteur, qui ne jouira sans doute plus jamais d’une aussi grande liberté créative à Hollywood. Il est désolant de constater que, lorsqu’il propose des projets intéressants, le cinéaste est désormais constamment boudé (Flight, The Walk, Bienvenue à Marwen), souvent qui plus est par des fans de la première heure, incapables de voir combien l’auteur de Forrest Gump est encore capable de se renouveler et de livrer des œuvres à la hauteur de ses grands classiques. Résultat : le serpent se mord la queue et il ne faut pas s’étonner que ses films les plus innovants et personnels ne trouvant pas leur public, Zemeckis retombe dans les bras des studios pour servir des films aussi insipides que son Pinocchio.

Here

Réalisé par Robert Zemeckis
Avec Tom Hanks, Robin Wright, Kelly Reilly, Paul Bettany
États-Unis, 2024
104 minutes

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