« Est-ce qu’on peut partir et revenir » ? C’est la question que pose Geneviève Damas au début de Quand tu es revenu . Dans un décor épuré, l’autrice et l’acteur Jan Hammenecker racontent : « Ce serait un décor bourgeois… ». Il et elle dépeignent oralement la scène avant de l’incarner. Le ton est donné, la pièce sera hybride, entre tradition et modernité. Moins une réécriture ou une modernisation qu’une remise en question, l’autrice et actrice reprend la fin du mythe d’Ulysse pour en interroger l’héritage et l’inscription dans notre société moderne. On connaît le mythe : que dit-il de nous ? Damas revisite cette figure de l’homme érigé en héros, parti à l’aventure en laissant femme et enfant, rentrant triomphant à la maison. Mais dans cette version de Damas, Pénélope n’est pas restée là, à défaire patiemment son métier à tisser chaque nuit : elle a refait sa vie, s’est remariée, a eu deux autres enfants et a refait carrière. Mais surtout, elle ne s’attend pas à voir revenir cet ex-mari qui a décidé de la quitter vingt ans plus tôt pour découvrir le monde. Pire, elle ne le reconnaît même pas.

On prend ici le contrepied de l’histoire classique. Au lieu de se concentrer sur la figure masculine du héros épique, c’est Pénélope qui est au centre de l’histoire et à qui on donne une voix. Et, en effet, durant les vingt ans qu’a duré la séparation, Pénélope a vécu sa propre histoire. Elle ne reconnaît pas Ulysse, car elle ne l’attendait pas, ou ne l’attendait plus.

Il est donc question de couple : comment aimer tout en restant libre ? Comment être le héros de sa propre histoire tout en restant ancré dans le réel ? Comment, surtout, faire couple (hétérosexuel) dans une société qui célèbre les hommes qui partent et amarre les femmes au foyer ? Ulysse et Pénélope, devenus Flug et Duckling sous la plume de Damas, croisent des points de vue radicalement distincts, s’opposent, se mécomprennent. Tout prédestinait Ulysse/Flug au départ, de l’étymologie des noms à la structure de l’histoire. Le départ du héros, c’est en effet une étape clé et le déclencheur même du conte : Damas cite elle-même cette étape des fonctions narratives de Propp au début de la pièce. Sans départ, il n’y a pas de récit épique. De son côté, Pénélope/Duckling garde un statut de symbole attaché au foyer dont l’histoire, dans le mythe classique, semble anecdotique et ne valant pas la peine d’être racontée. Elle n’existe qu’à travers les péripéties d’Ulysse et en représente l’antithèse et l’aboutissement. L’amour qui lie les deux personnages et leur couple, dans la perspective mythologique, existe parce qu’il met en exergue la vision du voyage et les aventures du protagoniste. Dans cette perspective, Pénélope, objet davantage que sujet, ne peut qu’attendre son mari, figée dans le temps. Cette vision d’une temporalité à deux vitesses, au ralenti pour Pénélope, est d’ailleurs incarné par l’ouvrage qu’elle tisse le jour et défait la nuit.

Mais la pièce de Damas n’a rien de classique. Ici, le mythe est complètement déconstruit et ouvertement questionné. Duckling, laissée au bercail pendant vingt ans, n’est pas restée en stand-by comme Pénélope, mais s’est reconstruite. Sa vie de femme, jugée indigne d’être racontée par les auteurs classiques, elle la vit pleinement. Alors forcément, entre l’homme qui se prend pour un héros épique, rentrant à la maison après des péripéties trépidantes, et une femme dont la vision est plus moderne, l’incompréhension est omniprésente. Les deux personnages se rendent compte, deux décennies plus tard, que leur expérience de la séparation diffère catégoriquement de celle de l’autre. Elle a évolué de son côté, lui pense rentrer dans un foyer aussi inchangé que ses sentiments envers elle. De cette façon, pour en revenir à la question de départ, en amour, peut-on à la fois partir… et revenir ? Les rôles qui leurs sont assignés ne sont-ils pas trop étroits pour tous les deux ?

Quand tu es revenu ne vous donnera pas la réponse. Dans cette pièce aux accents résolument postmodernes, Geneviève Damas et Jan Hammenecker construisent et déconstruisent une intrigue pour en donner toute la nuance. Il et elle entrent et sortent de leurs personnages pour tour à tour incarner et mettre à distance non seulement le mythe d’Ulysse, mais plus généralement nos visions traditionnelles et modernes du couple. Ce dialogue d’une heure vingt est tantôt drôle, tantôt touchant ; elle a résonné en moi comme elle résonnera probablement en chaque spectateur·trice.