Le féminisme de Beyoncé est-il seulement un argument marketing ? Miley Cyrus dégrade-t-elle l’image des femmes quand elle s’hyper-sexualise ? Si une blanche twerke 1 , est-ce forcément de l’appropriation culturelle 2 ? Pour reprendre la récente polémique autour d’Usul et d’Olly Plum 3 , peut-on sucer des bites sur internet et être féministe ?
Le plateau est nu, surplombé de deux rangées de néons formant une flèche, ou un triangle. Quatre baffles pendent du plafond. Pour l’entrée des spectateur.ice.s, de la fumée recouvre la scène. La danseuse est par terre et se contorsionne.
Lorsqu’elle se lève, le ton est tout de suite donné : veste blanche en fausse fourrure, short de sport, baskets compensées bizarrement recouverte de collants couleur chair. L’ensemble est à la fois une référence très clair aux clips de R’n’B et de hip-hop, mais en même temps déjà décalé. Une musique R’n’B se lance, sur laquelle l’interprète fait du lipping et danse selon les codes du genre. Un hommage à la pop culture, une critique de la pop culture, ce n’est pas clair – et cela ne le deviendra jamais, le spectacle jouant de cette ambiguïté.
Très vite, l’interprète se transforme, ce qu’elle ne cessera de faire tout le long de la pièce, en se déshabillant : exit le manteau et le short, elle enlève également les rajouts qui sont dans ses cheveux. Elle évoluera à partir de ce moment en body manches longues transparent, moulant ses formes. Placée par terre, jambes écartées face à nous, elle place son ordinateur à hauteur de sa vulve. Les images s’enchaînent : des plages, une chambre, le #metoo, images abstraites, images concrètes, référence au féminisme contemporain, enchaînements sans pause qui colonisent ou s’échappent de l’entre-cuisse de Mercedes Dassy. Derrière l’ordinateur, le logo Apple a été coupé pour montrer un triangle, écho aux néons : le triangle, la chatte, comme espace sursaturé d’interprétations diverses.
Les images qui proviennent de l’ordinateur sont très vite retransmises sur une porte en fond de scène. Comme si elles envahissaient l’espace à la fois mental et réel.
À partir de ce moment, les musiques se mélangent : après le R’n’B, le hip-hop, la pop, Tchaikovsky et la Belle aux bois dormant . Parfois, les quatre baffles vomissent quatre sons différents. L’espace est donc envahi d’images diverses, mais aussi de sons, sans qu’on ait le temps d’identifier ce qui est quoi. Cela me fait penser à la culture internet, à cette capacité que nous avons à zapper les infos, à les faire défiler sans prendre le temps de les assimiler vraiment et à l’impossibilité de déconnecter.
Deuxième transformation de Mercedes Dassy : elle enfile un masque couleur chair et serti de faux rubis rouge paillette. À la fois pop, à la fois girly , elle se met à danser toujours avec les codes Beyoncé : sexy mais aussi puissante, elle semble contrôler son corps et l’image qu’il renvoie à la perfection. Elle est sans cesse dans une posture d’ empowerment 4 . Elle agrippe un micro, et chante. Mais comme les baskets compensés sont recouvertes de collant, ce qui les rend étranges, sa bouche produit des sons bizarres sous le masque couleur chair. L’image qui en résulte subvertit des codes bien connus, nous les fait voir différemment et les questionner.
Enlevant son masque, l’interprète assume ensuite une posture de yoga, guidée par une voix enregistrée qui décrit la pose. De nouveau, il s’agit d’une pose forte, droite et gainant les muscles. Le corps de l’interprète est un outil, semble-t-il, qui révèle sa puissance. Les sons continuent à se mélanger et on reconnaît un bruit d’eau qui coule, calmant, naturel.
Cette référence au yoga et à la nature nous replace dans un contexte très contemporain : à la fois abondance d’images, de sons, espace mental saturé, et à la fois injonction à être centré sur soi-même, à la méditation et à la « pleine conscience »5 .
Alors que le spectacle continue, la danse de l’interprète, partant des codes des clips R’n’B, devient plus libre et plus étrange. Par exemple, elle commence à danser et à twerker dos à nous, sa tête penchée en avant, de manière à ce que nous ne voyons que son dos recouvert du body en résille transparent et ses jambes. La manière qu’elle a de se présenter à nous rend ses mouvements petit à petit abstraits. Comme quand on répète un mot plusieurs fois à la suite, il perd tout de sa signification, les gestes à la base sexualisés ne veulent plus rien dire. Le dos de Mercedes Dassy devient un animal, un lézard contre un mur, une plante, mais il n’est plus un dos. Pareil pour ses fesses, ses jambes, son bassin. Le processus de subvertissement des mouvements codifiés continue.
Le spectacle se finit sur une dernière séance de twerk, dans différents endroits de la scène et différentes positions. En bande-son ? Véronique Samson. Une manière pour la chorégraphe de se moquer d’elle-même, précise-t-elle dans l’entretien qui a lieu après avec le public, et d’éviter justement de tomber dans l’appropriation culturelle. Oui, elle utilise le twerk qui vient de certaines cultures d’Afrique et a été utilisé comme instrument de résistance par les afro-américains, mais elle sait qu’elle est blanche et que la signification de ces mouvements est forcément autre, forcément dans l’emprunt. Une interrogation sur l’appropriation culturelle, donc.
Le spectacle me laisse avec plein d’images et d’interrogations très actuelles. Le féminisme n’est jamais abordé frontalement, à l’image de mots qui se succèdent en lettres majuscules rouge sang sur le mur du fond, à intervalle régulier, pour finir par former les mots la phrase incomplète : IF IT IS NOT YES. Les féministes complèteront : it is no. Cette approche allusive et inter-textuelle me séduit parce que je suis déjà très sensibilisée aux problématiques et qu’elle me laisse l’espace de mettre les éléments ensemble pour former ma propre critique. Sans donner aucune réponse, Mercedes Dassy subvertit des images, des codes. En réalité, rien n’est simple : dans un monde contemporain rempli d’images et de messages contradictoires, le féminisme parfait n’existe pas.