Incursion lumineuse
À deux pas de la place Liedts à Schaerbeek, croisement multiculturel bruxellois, le théâtre Océan Nord reprend les Invisibles qu’il avait créé en 2012 pour son trentième anniversaire. Un spectacle où le corps et les mots ne laissent personne indifférent et qui suscite le débat.
Tout est parti de l’initiative des interprètes Catherine Mestoussis et Magali Pinglaut , sacrées « meilleures comédiennes » aux prix de la critique 2013. Les deux femmes souhaitaient aborder un sujet sensible : les travailleurs de l’ombre. Celles et ceux qui partent au travail à l’heure où nous rentrons chez nous, celles et ceux qu’on n’entend jamais, celles et ceux qui se font tout petits, tellement petits qu’ils en deviennent transparents dans notre quotidien.
Elles désiraient également monter ce projet en compagnie d’amies artistes. Leur choix s’est immédiatement porté sur la metteur en scène Isabelle Pousseur , avec laquelle elles collaborent depuis de nombreuses années, et Guillemette Laurent pour l’assister. L’idée de travailler sur le Quai de Ouistriham de Florence Aubenas s’est imposée ensuite.
La journaliste française y raconte l’enquête qu’elle a menée sous une nouvelle identité de février à juillet 2009. Pour cela, elle s’est livrée à un véritable jeu de rôle : entrer dans la peau d’une femme d’une quarantaine d’années, sans formation, sans expérience professionnelle, à la fois femme de ménage et bouche-trou, qui finit par devenir « transparente ». L’auteur relate de manière autobiographique son parcours du combattant : les journées de formation au nettoyage imposées par l’Agence nationale pour l’emploi, le quotidien harassant, les horaires coupés, le cumul de plusieurs emplois, l’absurdité des objectifs de rendement qu’on lui impose, etc.
Interrogée à l’issue de la représentation, l’équipe artistique nous explique que le spectacle a pour ambition de témoigner poétiquement de l’enfer au quotidien des professions précaires en général et ne veut en aucun cas stigmatiser une profession en particulier. Saluons, au passage, l’incroyable virtuosité des deux interprètes qui incarnent une multitude de rôles . La notion de performance est d’ailleurs au cœur de la représentation. Les comédiennes occupent pleinement l’espace, virevoltent, dansent, sautent, courent et se traînent jusqu’à l’épuisement. Le corps des actrices est malmené mais elles subliment la fatigue, l’énergie et la douleur par la danse.
Le dispositif scénique contribue grandement à installer l’empathie avec les personnages. Le plateau est exploité sur toute sa longueur. Les spectateurs sont assis face à face de chaque côté de la scène, ce qui fait tomber automatiquement la notion de quatrième mur. Les comédiennes créent ainsi une grande proximité avec les spectateurs car ce mur imaginaire, qui normalement « sépare » les spectateurs de la scène et « au travers » duquel ceux-ci voient les acteurs jouer, n’est jamais mis en jeu. Le plateau, pratiquement nu, nous éblouit par sa blancheur. Écran immaculé sur lequel nous projetons mentalement les longs couloirs astiqués par les femmes de ménage, les salles d’attente, les bords de routes, les bords de quai, les tunnels à n’en plus finir, symboles d’un éternel recommencement…
Et pourtant, il ne faut pas s’y tromper, on rit beaucoup à ce spectacle !
Isabelle Pousseur s’est permis d’ouvrir les portes sur un univers un peu décalé. Les différentes rencontres de l’héroïne respirent l’émerveillement naïf : le défilé des miliciens de la propreté se transforme en hit-parade et chacun nous chante son
hymne à la survie
. De pâles copies de Lady Gaga, Eminem, Gloria Gaynor et bien d’autres partent alors à l’abordage de la crasse. Les patrons cruels se métamorphosent en clowns tristes et les collègues rebelles en super-héroïnes des temps modernes.
Le fil narratif est déroulé sous forme de tableaux, chaque fragment à sa singularité : témoignage, poésie, récit, musique… Cette diversité rythme le parcours de l’héroïne qui déroule devant nous quatre mois de sa vie le temps de la représentation.
Le spectacle nous plonge dans un univers mouvant où nous observons de manière presque charnelle quelque chose qu’on ne voit jamais de tout près. On pourrait regretter que les personnages ne soient pas davantage revendicateurs. Le témoignage de Florence Aubenas sur cette réalité sociale le fait pourtant même si elle déplore que l’engagement politique soit le fait des plus âgées, alors que les plus jeunes, résignés, subissent leur sort.
L’équipe de création revendique son choix de présenter les Invisibles à Schaerbeek, facilitant ainsi la rencontre avec la population du quartier. Le spectacle, prévu pour une jauge réduite de soixante-dix places, annonce complet chaque soir. Mais vous pouvez encore vous reporter sur les prochaines dates prévues à la Maison de la culture de Tournai.