Le metteur en scène Georges Lini nous présente une version d’ Ivanov fidèle au texte de Tchekhov tout en jouant avec une scénographie qui brise les codes théâtraux. Jouée pendant le mois de janvier 2023 au Théâtre des Martyrs, la pièce ouvre la nouvelle année assez cyniquement en proposant aux spectateur·rices un miroir de l’état actuel de notre société.
Georges Lini, le metteur en scène, décide de s’attaquer à Ivanov de Tchekhov sur recommandation de Vincent Lecuyer, le comédien qui prendra le rôle du protagoniste éponyme. Lini prend le parti de rester très fidèle au texte original de 1887 mais se permet beaucoup de libertés scénographiques qui rompent avec les codes théâtraux traditionnels. Il faut s’imaginer le décor : certain·es spectateur·rices sont assis·es aux places habituelles face à la scène tandis que d’autres sont directement dessus, dans des fauteuils également disposés en gradin. Cette frange du public doit donc traverser les planches avant le début de la représentation pour venir s’y asseoir. Ce faisant, elle passe au milieu des acteur·rices qui y dansent déjà énergiquement sur une musique aux sonorités électro. Cela nous plonge directement dans une ambiance absurde qui va donner le ton au spectacle. En dehors de cette disposition, le décor est assez pauvre. Sur scène, une table remplie de bouteilles est disposée dans un coin et deux micros se font face. Le but n’est pas de nous perdre avec l'accessoirisation, mais plutôt de mettre en avant la densité du texte et de jouer avec l'acoustique. Les micros sont utilisés très sporadiquement et permettent de déclamer quelques phrases percutantes, quoique souvent irrationnelles, que tout le public peut entendre distinctement, ce qui n’est pas le cas de toutes les répliques étant donné que les comédien·nes sont souvent d’un côté ou de l’autre de la pièce, parfois dos aux spectateur·rices.
Dans Ivanov , on retrouve ce qui fait tout le charme d’une œuvre russe de la fin du XIXe siècle : des nobles de province qui s’ennuient, une maîtresse de maison névrosée, un oncle excentrique, des intrigues amoureuses sans queue ni tête, des amis alcooliques et quelques personnages mélancoliques à souhait. Le tout recouvert d’une bonne dose de folie profonde et des noms impossibles à retenir, cela va sans dire.
Tchekhov aime creuser profondément la psychologie de ses personnages tout en restant dans des représentations réalistes de la vie de la noblesse provinciale en déclin. Même s’il n’hésite pas à forcer parfois le trait, il demeure très modéré comparativement à certains de ses contemporains comme Dostoïevski, de quelques décennies son aîné, qui dépeint crûment la folie de ses antihéros.
Ce qui est formidable avec les œuvres de grand·es auteur·rices est leur portée universelle. Il n’y a peut-être pas plus éloigné de nous qu’un noble désargenté de la Russie tsariste, marié à une femme atteinte de tuberculose, et, pourtant, les parallèles avec notre société contemporaine nous sautent aux yeux. Ivanov, le monsieur Tout-le-monde russe, est plongé dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une dépression mélancolique. Il n’aime plus sa femme, traîne des dettes et se demande à quoi bon continuer à vivre. Ses journées consistent à se torturer avec mille et une réflexions existentielles (« Suis-je quelqu’un de mauvais ? » ; « Que faire quand l’amour disparaît ? »), tout en désespérant de ne pouvoir y donner des réponses. Le fil conducteur de la pièce pourrait être résumé en une question : comment trouver un sens à une société décadente dont les membres refusent de voir qu’elle est au crépuscule de son existence ? Comme cela paraît familier…
Au début de la pièce, la morosité d’Ivanov ne nous permet pas de l’apprécier, il incarne l’archétype de l’antihéros par excellence. Ses compatriotes continuent leur train de vie décadent comme si leur classe sociale ne tombait pas en décrépitude dans le tumulte des bouleversements sociétaux que connaît la Russie à la fin du XIXe siècle. Ivanov, quant à lui, doit faire face à la mort prochaine de sa femme et aux remarques constantes du médecin de celle-ci qui lui reproche d’empirer l’état de son épouse en ne cachant pas le fait qu’il n’éprouve plus aucun amour pour elle. Notre protagoniste principal part donc fréquemment dans des litanies qui n’en finissent plus sur son triste sort. Les autres personnages sont beaucoup plus hauts en couleurs et se montrent sympathiques. On rigole du camarade qui a toujours un filon douteux pour gagner de l’argent (et un bon verre dans le nez), de l’oncle qui débarque constamment en grande pompe, remplissant la vacuité de son existence par du bruit et des claques dans le dos, de l’ami parasite qui assomme tout le monde avec ses histoires de jeux…
Néanmoins, au fur et à mesure des actes, ils et elles nous apparaissent de plus en plus faux·sses. Leur monde coule et iels continuent leur vie en fermant les yeux. Le plus sensé d’entre toustes, ne serait-ce pas alors Ivanov ?
Durant toute la représentation, les comédien·nes sont dispersé·es dans la salle, sur scène ou dans les gradins. Ils et elles jouent sur l’effet de surprise que provoque leur soudaine levée d’un siège pour déclamer leurs lignes. Ce jeu de chaise musicale peut être lu comme une parfaite transposition des états d’âme, des positions sociales et des relations qu’entretiennent les protagonistes. Ivanov est continuellement au bas des marches, les yeux larmoyant tournés vers le sol à la seule exception de ses accès de joie et de romantisme envers son nouvel amour, Sacha, ou de ses crises de colère qui le font précipiter sur scène. Sa femme (celle avec qui il est marié mais qu’il n’aime plus, si vous me suivez), quant à elle, flotte entre la scène et les gradins, s’effaçant déjà au fur et à mesure de la dégradation de son état de santé. Il faut mentionner, encore une fois, leur oncle, qui, dans toute sa délicatesse, occupe régulièrement une grande place sur les planches ou se précipite tapageusement dans les escaliers.
La pièce de presque trois heures nous fait douter et nous interpelle. Les réflexions d’Ivanov deviennent progressivement les nôtres et une fois la fin dramatique arrivée, nous restons avec des questions en suspens qui nous collent à la peau. C’est à mon sens le signe d’une représentation réussie.