Publié en février dernier aux éditions Le Nouvel Attila, J’avance dans votre labyrinthe est un recueil de lettres imaginaires dans lequel l’autrice française Marie-Philippe Joncheray fait poétiquement renaître de leurs cendres les mots d’amour disparus que Milena Jesenská a écrit à Franz Kafka.
Mes mots et mon âme te restent, te resteront. Tu les as accueillis et installés en toi au plus profond. Ils y existent pour l’éternité.
Entre le printemps 1920 et l’hiver 1923, Milena Jesenská et Franz Kafka se sont écrit des centaines de lettres. Cette correspondance épistolaire est initiée par Milena, jeune journaliste tchécoslovaque de 24 ans installée à Vienne avec son mari. Elle et Kafka se rencontrent au sortir de la Première Guerre mondiale, dans un café de Prague, la ville qui les a vu naître tous les deux et où réside l’auteur du Procès et de La Métamorphose . Lui a treize ans de plus qu’elle et écrit en allemand. Elle lui propose de devenir sa voix tchèque. En traduisant son œuvre, Milena tombe amoureuse de l’homme derrière les mots. Ainsi démarre un échange de courriers dont la nature tout d’abord professionnelle évolue rapidement vers l’intime et le passionnel. Les frontières, la maladie et les engagements mutuels des deux amants les empêchent de se réunir. Cette absence de l’autre, cette distance entre les corps crée le manque, et c’est précisément ce manque qui maintient le lien entre eux. Un lien fait d’encre et de papier, certes, mais qui se mue au fil du temps en une véritable relation d’âme à âme.
Oui mais voilà, peu de temps avant sa mort, Kafka a demandé à sa compagne Dora Diamant de détruire nombre de ses écrits : articles, poèmes, ébauches de romans et de pièces de théâtre, ainsi que l’entièreté de sa correspondance. De cette conversation épistolaire ardente, il ne reste ainsi plus que les lettres que l’écrivain pragois a écrit à Milena1 . En les lisant, Marie-Philippe Joncheray explique avoir perçu dans chaque respiration du texte la présence presque fantomatique de celle que Kafka appelait son « feu vivant ».
Dès que j’ai commencé à lire les lettres à Milena, l’absence de sa destinataire s’est muée en présence. Chaque phrase était une invocation. Le vide se faisait plein. Milena Jesenská était en creux dans chaque pensée que Franz Kafka lui adressait. Sa présence saturait le texte comme son être à ce moment-là, saturait l’existence de l’homme. (Extrait de la préface)
Un sentiment d’urgence s’immisce alors en elle, celui de prendre la plume et de lui répondre comme si elle était Milena. En résulte le livre J’avance dans votre labyrinthe , un recueil de lettres d’amour réécrites cent ans plus tard. Des lettres imaginaires. Se pose alors ici la question légitime du comment ? Comment ressusciter les mots d’une jeune femme amoureuse ayant vécu il y a un siècle ? Comment deviner ses rêves et ses angoisses, ses élans du cœur et ses pensées les plus sombres ? Plus encore, comment se glisser dans la plume de quelqu’un d’autre ? Comment capter une essence, saisir un style, une personnalité artistique ? Car il ne s’agit pas ici de raconter l’histoire d’amour de Franz et Milena du point de vue de la jeune femme, mais bien de la faire s’exprimer à la première personne, de lui rendre sa voix.
Une tâche aussi complexe que délicate qui requiert une certaine audace. Imaginer ce qu’une personne a vécu, ressenti, exprimé, refoulé. Imaginer tout en sachant pertinemment que la vérité ne peut que nous échapper. Mais qu’importe ! L’essentiel, l’urgent, le vital est de se mettre en chemin, d’avancer, de partir à la recherche de la Milena que Kafka a tant aimée.
Telle une comédienne se préparant à interpréter un rôle, Marie-Philippe Joncheray s’est ainsi lancée dans un incroyable et minutieux travail de documentation relatif à la vie de Milena, à son passé, ses relations, son quotidien à Vienne, les lieux qu’elle fréquentait, les activités qu’elle pratiquait et les amies qu’elle chérissait. À cette collecte d’informations purement factuelles se juxtapose un travail de recherche lié au caractère de Milena, à ses idées, sa sensibilité artistique ainsi qu’à sa « patte » d’autrice. Ainsi, bien que J’avance dans votre labyrinthe soit du registre de la fiction, il est permis au lecteur d’évoluer en toute confiance dans la lecture des lettres apocryphes qui lui sont proposées. De la précision de certaines anecdotes relatives à son passé à la ferveur du ton des réflexions faites sur son époque, en passant par le basculement progressif du vouvoiement au tutoiement ou l’évolution des différentes signatures de Milena, chaque détail nous procure la sensation que nous avons, entre les mains, des missives bien réelles rédigées il y a cent ans.
Mais la beauté et l’intensité de l’expérience que constitue la lecture de ce livre ne tient pas qu’à la dextérité d’orfèvre avec laquelle Joncheray relate des faits ou reconstruit une temporalité. Elle réside avant tout dans son aptitude, aussi sensible que poétique, à exprimer, à travers Milena, l’universalité et l’intemporalité du sentiment amoureux. En traduisant les textes de Kafka, la jeune femme pénètre dans son labyrinthe intime et à mesure qu’elle y progresse, elle sent monter en elle une émotion dont l’amplitude est telle qu’elle fait vibrer ses os, trembler sa chair, frissonner sa peau. Privée du corps de l’homme qu’elle aime, Milena dit alors par le verbe ce qu’elle ne peut exprimer physiquement. Ce feu intérieur qui la consume, elle le couche sur le papier au risque de le faire s’embraser.
Être vivante pour toi. C’est à ça que me sert mon corps. Et si tu le veux, mon corps contre ton corps sera ton refuge et ton île.
Ainsi, plus l’amour et le désir qu’elle porte à Kafka grandissent, plus elle nous devient charnelle, sensorielle, excessive, vulnérable, gourmande, exigeante. C’est en explorant ce sentiment amoureux et tout ce qui en découle – l’exaltation, le manque, la peur, la jalousie – que Marie-Philippe Joncheray incarne véritablement Milena dans les mots. Elle nous la rend humaine. Elle nous la rend vivante.
Cela se ressent particulièrement dans l’évolution formelle des lettres. Si les premières sont ainsi structurées avec soin et empreintes d’une certaine pudeur, elles se colorent au fil des saisons qui passent d’un ton plus organique ; des phrases émotives, des mots bruts courant sur le papier, libres de toute ponctuation, comme expulsés dans un souffle qui vient à lui manquer.
pas reçu de lettre
pas reçu de l’être
écrire
faire
à boire
par pitié
Au fur et à mesure de la lecture, un basculement s’opère alors pour le lecteur qui quitte progressivement sa position de destinataire pour s’immerger complètement dans l’intériorité du personnage. Comme elle, nous devenons impatients, coupables, contrariés, électrisés. En ressentant ses émotions, nous nous laissons ainsi convaincre que Milena a bel et bien existé, et c’est par la porte du cœur que nous réussissons finalement à la trouver.
Pendant près d’un siècle, les lettres d’amour que Kafka a écrit à Milena ont voyagé de main en main en rêvant du jour où une lectrice dotée d’une sensibilité et d’une créativité suffisante leurs restituerait leurs jumelles disparues. Elles l’ont trouvée en la personne de Marie-Philippe Joncheray. J’avance dans votre labyrinthe résulte d’un impressionnant travail de recherche ainsi que d’une connaissance affûtée des émotions humaines. Joncheray produit ici une œuvre poétique et résolument contemporaine qui questionne avec une extrême délicatesse la nature de nos relations sentimentales ; de nos besoins sensuels à notre peur de l’abandon en passant par les attentes et idéaux que nous projetons inévitablement sur l’être aimé.
Jusqu’ici invisible, la Milena Jesenská dont Kafka est tombé éperdument amoureux se réincarne à travers l’écriture de l’autrice française. C’est Joncheray qui couche les mots, mais c’est bien Milena qui jaillit sur le papier. En cédant à cet appel intérieur lui intimant de prendre la plume pour y répondre, Marie-Philippe Joncheray rend, par ce livre, un écho féminin aux missives de Kafka, recréant ainsi une possibilité de dialogue et donc de réunion entre les deux amants.