critique &
création culturelle

Jeff Mills

I am, U.R.

Underground Resistance, la résistance souterraine : depuis quelques mois ces mots sonnent comme un réveil, une évidence citoyenne, un appel à passer nos nuits et nos jours debout. Alors back to the future dans le Detroit du début des années 1990 pour retrouver la bande à Jeff Mills, Robert Hood et Mad Mike.

[youtube id="WpYizg-3ADY" align="right" autoplay="yes"]Il y a quelques jours, en cherchant du son sur le Net, je suis tombé par hasard sur une info qui a mis mon petit cœur électro en émois. En juin, Jeff Mills sortira deux nouvelles productions sur son label Axis Records, dont un LP avec son tout nouveau groupe de jazz fusion, Kobe Sessions. Pour tout amateur de techno qui se respecte, Jeff Mills est un monstre vivant, de par sa carrière solo bien sûr, mais surtout parce qu’il est à l’origine du collectif le plus révolutionnaire de l’histoire de la musique : Underground Resistance. Alors, par ces temps de terreur et de désillusions fiscalo-politiques, je me suis dit qu’un peu de résistance ne pouvait pas nous faire de mal...

Dans ma première chronique pour Karoo, je parlais d’un producteur hip hop devenu aujourd’hui incontournable, Apollo Brown. Je parlais surtout d’une ville. Vous pardonnerez ma fascination pour Détroit, mais la musique moderne lui doit tellement. Notamment la musique électronique. C’est ici que voit le jour Underground Resistance. Vingt ans avant le succès d’Apollo Brown, UR (prononcez « You Are ») puise déjà son inspiration dans le passé glorieux puis la misère économique et sociale de Détroit. Le ressentiment anti-reaganien, teinté de nostalgie et de rancœur, est partout. Nous sommes en 1989 et la politique de l’acteur fait président a déjà tué feu Motor City. Et pourtant, comme pour Apollo, même morte, la ville est partout dans la musique d’UR.

À l’époque, Jeff Mills n’a pas encore trente ans. Fan de Kraftwerk, il anime sa propre émission sur deux stations de radios locales, WDRQ et WJLB. La jeunesse avide de nouveauté ne manque pas une émission de « The Wizard ». Il y a un autre groupe que le DJ aime particulièrement : Public Enemy. Lorsqu’on lui demande (impose) de moins passer Chuck D et Flavo Flav à l’antenne pour laisser la place au mainstream, la graine est semée. À partir de ce moment, des DJ comme Mills ou Electrifying Mojo ne passeront plus ce que le marché ordonne, mais ce que les gens écoutent chez eux, quel que soit le style. Le radicalisme est dans les détails. Faire plaisir aux auditeurs plutôt qu’aux producteurs. Tout simplement.

Une idée avant tout.

Fort de cette petite notoriété, Jeff Mills commence à produire. Ses premières réalisations se basent sur du four-track , procédé électronique en vogue dès la fin des années 1970. Prenez quatre cassettes, faites-les jouer simultanément, c’est aussi simple que cela. En 1989, le procédé s’est évidemment modernisé à renfort de machines, mais le principe reste le même. Au fil des rencontres, Mills croise Mike Banks, un bassiste qui a fait ses gammes avec Parliament / Funkadelic, rien que ça. Ils partagent tous les deux la même fascination pour Kraftwerk, le même éclectisme musical et la même conscience sociale. Leur idée : utiliser la musique pour donner aux jeunes Noirs de Detroit les moyens de se sortir du cercle vicieux de la pauvreté. Leur réponse : Underground Resistance.

Marchant dans les pas des pionniers Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson, Mills et Banks pensent que la techno est la musique qui ouvre le plus de possibilités. Mais UR n’est pas un groupe de musique. Ce n’est pas un label. Ce n’est pas une amicale des amateurs de bip-bip-boom-boom. C’est du son bien sûr, mais c’est avant tout une idée. Des valeurs. Une philosophie. Plus encore, une idéologie. Qui se répand, qui s’insinue dans les fissures et les coins obscurs. « Créer le son d’une rumeur », comme le dit « Mad » Mike. « La résistance underground, c’est comme de l’eau : invisible, mais nécessaire. » Si la résistance pouvait se transmettre par le sang, il y aurait écrit « UR » sur toutes les perfusions de tous les hôpitaux de fortune du monde. La musique faite politique. Ou l’inverse. UR devient vite un mouvement, une manif, une brigade, une armée. Il y a du Damasio dans tout ça. Une philosophie libertaire mise en musique. On imagine aisément la jeunesse révoltée de Cerclon, dans la Zone du dehors , se lâcher sur du DJ Rolando .

Une musique politique.

Contrairement aux toutes premières productions techno de Chicago, qui ont précédé de quelques années l’activisme de Mills et Banks, UR dédie sa musique seulement à la jeunesse afro-américaine en bas de l’échelle. Il faut croire que ça a bien fonctionné à l’époque. Si vous regardez les stars de la scène électronique aujourd’hui, beaucoup plus mainstream , la très grande majorité d’entre eux sont blancs. Prenez les grands noms de la techno, Derrick May, Kevin Saunderson, Juan Atkins, Jeff Mills, Roberd Hood, Carl Craig, Carl Cox. C’est écrit sur les visages : la techno est une musique politique, une revendication civique avant tout.

La musique d’UR n’est pas faite pour rassembler les foules. Elle n’est pas business . À l’époque, les rues de Détroit sont poussiéreuses de coke et de crack, mais on n’est pas là pour gigoter béatement, la mâchoire frémissante dopée à je ne sais quel artifice. On ne fait pas la fête. On fait la guerre . Les jeunes qui rejoignent le collectif veulent avant tout s’en sortir. On explore, on expérimente, on change, dans un seul but : se trouver, se situer. Créer un collectif « You are » pour que chacun puisse répondre « I am ». Trouver son identité.

Ce qui explique que, depuis vingt-cinq ans, Underground Resistance s’investit dans le quotidien des habitants de Détroit. Plutôt que de voir comme un échec et une régression la défaite du capitalisme à Détroit, Jeff Mills et Mike Banks y voient un progrès, un coup d’avance sur le reste du monde. Détroit serait déjà passée à l’étape d’après. Non content de participer à l’éducation musicale des marmots dans les écoles, UR crée aussi de l’emploi responsable, donne un espace aux artistes de tout bord, met en place ses propres réseaux de distribution, outille à moindre coût ses musiciens... Comme dirait mon prof d’histoire-géo au lycée : « C’est beau comme le communisme ! » Mais filez des platines à l’abbé Pierre et Coluche, vous serez encore à des kilomètres de ce que font les mecs de UR. Disons qu’ils sont un peu plus... véloces. Comme Public Enemy, on a d’ailleurs accusé Underground Resistance de frayer avec les Black Panthers. Mais Jeff Mills balaie tout rapprochement. Et puis, selon lui, hip hop et techno ne jouent pas sur le même terrain : le son du présent et le son du futur.

Depuis vingt-cinq ans, Underground Resistance s’investit dans le quotidien des habitants de Détroit.

UR n’a pas qu’une vocation sociale. Il y a aussi un véritable militantisme économique. Ou plutôt, justement, la négation de tout système économique lorsqu’il s’agit de musique. La techno ne peut pas être commercialisée, ne doit pas être commercialisée. Elle est non récupérable, indépendante. J’insiste sur le mot « indépendant », car vous n’entendrez jamais les membres du collectif parler de liberté. La liberté existe quand tout va bien. Elle est l’apanage du vide, sans présence, sans obstacle, sans adversité. Les activistes d’UR ne sont pas libres. Prisonniers de leur combat, ils se battent contre un ennemi. Les Majors sont l’ennemi. C’est parce qu’ils courent après la liberté, parce qu’ils résistent, qu’ils sont indépendants. Différence sémantique de taille.

Toujours est-il qu’on n’est pas sur l’île aux Enfants. Il n’y a pas de monstre gentil, non ce n’est pas un paradis. C’est une guerre civile : « Regarde les dictatures, les dictateurs : les premiers qu’ils cherchaient à faire taire, c’était les poètes, les artistes, les écrivains. » Les gros bras de Mad Mike, l’œil félin et prédateur de Jeff Mills, les treillis délavés, les bandanas noués. Tout dans l’aura. Sans visages. Sans images. Contre les codes du marché. Aucun simulacre. Le son. Juste le son. « Comme on fait de la musique, on n’a pas à se décrire. Pourquoi mon visage serait-il plus important que le son ? » C’est un mouvement organisé, une guérilla. Avec un porte-parole unique, charismatique, adoubé par ses troupes, qui elles ne se montrent pas et parlent peu. Une voix, celle du manager, qui répond à toutes les questions pour le collectif. Son nom n’est d’ailleurs proche de celui du premier résistant de la trilogie Matrix : Cornelius. Chez UR, la musique est une arme au service d’une cause. On prête à Galien de Pername, médecin grec de l’Antiquité, la formule « La musique adoucit les mœurs ». Pour le salut de ses orifices, ce cher Galien n’a jamais croisé le chemin des membres d’UR.

La lutte est tellement importante, la résistance tellement inscrite dans les sillons de leurs vinyles que les musiciens préfèrent rester en retrait par rapport au collectif. Leur réussite individuelle ne compte pas. Un exemple : quand les pionniers de Kraftwerk font appel à eux pour éditer un remix de leur hymne composé pour l’Expo 2000 de Hanovre, les membres d’UR ne sont pas crédités par leur nom d’artiste, mais par leur référence de catalogue : 038 pour Banks, 035 pour Rolando, etc. Ils cherchent seulement à créer et à transmettre aux plus jeunes. Ils sont d’ailleurs nombreux les DJ de renom à être passés par UR pour faire leurs premières armes avant de s’envoler en solo, sans jamais trahir la maison mère : Jeff Mills bien sûr, mais aussi Robert Hood, Drexciya, DJ Rolando...

Les membres d’UR ne sont pas crédités par leur nom d’artiste, mais par leur référence de catalogue.

La même logique s’applique à leur musique. Ils n’imposent rien, ils offrent et laissent à chacun la possibilité de se faire sa propre idée sur le sens de leurs productions : « On n’explique jamais pourquoi on fait une musique, parce que c’est à celui qui écoute de se faire son image sonore. Je ne veux pas lui gâcher son image sonore en lui imposant le sujet du titre, ou les paroles. Les gens peuvent sentir de quoi parle la chanson sans que j’aie à le dire. » Si vous cherchiez les influences qui ont inspiré Onehotrix Point Never...

Après, vous me direz, se battre contre les Majors et jouer la carte de l’indépendance, ça ne paie pas la patate dans le stoemp. Et vous aurez raison. L’indépendance a malheureusement un prix. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Jeff Mills a quitté le collectif en 1992 pour entamer une belle carrière internationale en solo, pendant que, de son côté, Banks a continué le combat, à force d’EP et de maxis, parfois sur d’autres labels, « infiltrés » comme il le dit. Mais Jeff Mills n’a jamais coupé les ponts avec UR. Au contraire. Sa musique est toujours imprégnée de résistance et ses deux prochaines sorties en juin ne feront pas exception.

Plus de vingt-cinq ans après sa création, l’esprit d’Underground Resistance est donc toujours vif. Dans une rare interview accordée en 2013 par les membres d’UR à Nova, Mad Mike explique : « La musique, c’est la vie. Ta vie commence par un battement de cœur, par ce rythme [il tape sur la table : “poumpoum, poumpoum”], et quand ça s’arrête, tu meurs. » On en est là. La musique contre la mort.  Plus que jamais, l’heure de la guerre sonique est venue. De jeunes puceaux décérébrés musicoclastes posent des bombes dans nos vies ? Et bien, sortez vos vinyles. Aux armes, musiciens ! Formez vos bataillons ! Dansons, dansons ! Qu’un son impur abreuve ces sillons !

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