Kinuyo Tanaka
Réalisatrice éternelle
Mizoguchi, Kurosawa, Ozu... Ces réalisateurs ont façonné le cinéma japonais et leurs films sont aujourd’hui encore vus et appréciés par les cinéphiles. Mais avez-vous déjà entendu parler de Kinuyo Tanaka ? Ce nom ne vous dit peut-être rien et pourtant cette figure importante du cinéma japonais est à retenir parmi ses cinéastes emblématiques. Sa particularité ? Elle est une femme.
LaCinetek1 a décidé de rendre hommage à Kinuyo Tanaka en proposant l’intégralité de sa filmographie de metteuse en scène. Six œuvres à part, toutes différentes les unes des autres, et qui démontrent tout son talent. Mais avant de briller derrière la caméra, c’est avant tout devant la caméra que Tanaka s’est fait connaitre.
D’actrice à réalisatrice
C’est en 1924, à l’âge de 14 ans seulement, que Kinuyo Tanaka apparait pour la première fois dans un film japonais : La Femme de l'ère Genroku la révèle aux yeux du monde. Un véritable talent d’interprétation qui sera dévoilé au fil des œuvres dans lesquelles elle joue. Au total, une carrière de plus de 250 films. Rien que ça !
Tanaka a joué pour les plus grands : Mikio Naruse, Keisuke Kinoshita, Yasujirō Ozu et a entretenu une collaboration de plus de quinze films avec Kenji Mizoguchi. Cette notoriété fait d’elle une des actrices japonaises les plus connues.
Mais en son for intérieur la jeune femme nourrit une ambition secrète : passer derrière la caméra. C’est seulement à 44 ans que Tanaka parvient à la concrétiser. Elle devient alors la première réalisatrice de l’âge d’or du cinéma japonais2, la seule d’ailleurs, dans une industrie exclusivement masculine.
Une cinéaste dans un monde d’hommes
A contrario des pays occidentaux qui voient l’arrivée timide des metteuses en scène dès le début du 7e art, le Japon tarde à faire éclore des cinéastes femmes. Kinuyo Tanaka est seulement la deuxième à réaliser des films après Tazuko Sakane, qui réalisa un film et des documentaires durant la Seconde Guerre mondiale.
Même si elle suscite l’approbation de la plupart des grands cinéastes, cette aspiration tant professionnelle que personnelle ne va pas sans mépris ou déconsidération de certains, même de ses plus proches dans le milieu cinématographique. Mizoguchi, son mentor, ne voyait pas d’un bon œil cette initiative et a lui-même refusé de l’aider à se lancer dans la réalisation.
Tanaka est la première femme à faire du cinéma commercial pour les plus grands studios du Japon. C’est en 1953 qu’elle se lance avec sa première œuvre, Lettre d’amour. Une histoire écrite par un homme, Keisuke Kinoshita, et inspirée du roman d’un écrivain masculin également, Fumio Niwa. La réalisatrice désire pourtant s’émanciper de ce milieu d’hommes. C’est avec son troisième film, œuvre majeure de sa filmographie, qu’elle va réaliser un pas de liberté supplémentaire. Maternité éternelle est cette fois tirée d’un scénario de Sumie Tanaka, une scénariste emblématique des années 1950. Un point de vue féminin donc, important pour conter ces récits de femmes. Entourée de ses consœurs, Kinuyo Tanaka a pour ambition de faire entendre la voix des femmes.
Les femmes vues par une femme
Kinuyo Tanaka réalise six films entre 1953 et 1962. Au fil de ceux-ci, elle aborde de nombreux sujets sociétaux liés à la réalité et aux problématiques du Japon de l’époque. Par exemple, elle s’empare de sujets comme la prostitution et la difficulté de réinsertion des prostituées, ou encore des soldats démobilisés et de la guerre sino-japonaise. Certaines personnalités japonaises ont également été une inspiration pour ses œuvres telles que la poétesse Fumiko Nakajō (dans son film Maternité éternelle).
Au-delà d’aborder des thématiques importantes, Tanaka met en scène des portraits de femmes fortes et libres aux trajectoires singulières. Sa manière de les mettre en lumière est unique en comparaison de ce qui se fait dans les années 1950 et 1960, dans le cinéma japonais. S’entourant de collaboratrices pour l’écriture du scénario, Tanaka propose des protagonistes auxquels on peut s’identifier en tant que femmes.
La Nuit des femmes en est un bon exemple. Il raconte l’histoire de Kuniko, une jeune femme vivant dans un centre de réhabilitation pour anciennes prostituées. Tanaka y raconte les épreuves que sa protagoniste traverse de par son ancien statut : la difficulté de s’émanciper, de s’intégrer dans une société qui ne veut pas de nous. Même si notre parcours est différent du sien, on ressent de l’empathie pour elle, on désire qu’elle s’en sorte et on parvient même à se projeter dans ce que vit Kuniko. Pour nous aussi, il est parfois difficile de s’affranchir et de se défaire des a priori que les autres porter sur nous.
Avec notre œil de contemporain, on pourrait se dire que de tels portraits sont banals, mais quand on replace ces films dans leur contexte, force est de constater que Tanaka nous a délivré des œuvres dotées d’une touche moderne. Kinuyo Tanaka pose sur ses personnages un regard rempli de tendresse et de compréhension. Des portraits de femmes tourmentées, complexes, loin de ceux offerts par Mizoguchi ou d’autres réalisateurs masculins. On a affaire à un regard nouveau et audacieux posé sur des femmes libres, dans des films modernes où l’émancipation prend toute sa place. La cinéaste opère un travail d’affranchissement en même temps que ses personnages.
Toute la modernité et la singularité du travail de Kinuyo Tanaka se remarque dans son œuvre-clé, Maternité éternelle. Ce film est un tournant dans sa carrière. D’abord, parce qu’il a été écrit non pas par un homme mais par une femme. Ensuite parce qu’il raconte une histoire profonde, loin de l’histoire d’amour ou du mélodrame présent dans ses deux premiers films. Maternité éternelle propose une mise en scène de la liberté féminine, avec une protagoniste qui est à la fois une femme, une mère et une poète. Comme précisé auparavant, il est inspiré de la vie de la poétesse Fumiko Nakajō, décédée à l’âge de 31 ans d’un cancer du sein, sujet qui est ici repris avec force. Mais au-delà de parler de la maladie, ce film englobe d’autres sujets (la passion amoureuse, la liberté) et propose une histoire sur la vie.
Une filmographie hétéroclite
Si la réalisatrice a l’audace de présenter des personnages de femmes libres et de traiter de sujets parfois tabous, elle n’a pas peur non plus de varier les genres de ses films, tout en le faisant avec brio. Ses films sont à l’image de sa versatilité professionnelle ; chacune des six œuvres est différente. On passe de la comédie romantique gentillette (La lune s’est levée, 1955) à des fresques romanesques plus ambitieuses, comme le récit historique en kimono (La Princesse errante, 1960). Le tout est parfaitement mis en scène avec des plans parfois simplement efficaces et d’autres révélant la beauté de ses actrices, sublimant au passage leur justesse d’interprétation.
Pour toutes ces raisons, il est important de découvrir le travail de Kinuyo Tanaka. Précurseuse dans sa manière d’aborder les sujets de son point de vue féminin, elle a sans aucun doute insufflé une touche personnelle et complètement unique durant l’âge d’or du cinéma japonais.
Tanaka demeure, aujourd’hui encore, une cinéaste peu mise en avant, dont l’importance du travail n’est pas entièrement reconnue, que ce soit dans son pays ou chez nous. N’hésitez donc plus et allez découvrir la poésie des films de Kinuyo Tanaka et de ses personnages féminins qui vous feront vibrer. Jusqu'au 27 juin sur LaCinetek.