La cinéthèque idéale
La cinéthèque idéale de Karoo, ce sont cent films à voir absolument ! Rythmée par l’érudition de Ciné-Phil RW et contrepointée par d’autres rédacteurs. Aujourd’hui le chapitre 2 : les années 1920 !
Un top 10 de la décennie (dans le désordre) :
L e Journal d’une jeune fille perdue (G.W. Pabst, Autriche, 1929)
Sublime Louise Brooks ! Dans mon tiercé d’actrices de tous les temps avec Monica Vitti et Ingrid Bergman (Audrey Hepburn, c’est platonique). Et sublime Pabst ! Humanisme, anticonformisme. Plans et images formidables. Des trognes inoubliables. Et un récit bouleversant. Que je préfère à Loulou (1929), considéré comme une œuvre phare du cinéma européen.
Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, Allemagne, 1920)
Caligari ! Un nom mythique mais il m’a fallu la guidance du cinéaste Nikolas List pour aller explorer cette pépite d’une créativité et d’un modernisme à tomber. Voir une analyse du Cabinet du docteur Caligari dans Karoo.
Docteur Mabuse, le joueur (Fritz Lang, Allemagne, 1922)
Mabuse est le fantasme absolu de mon adolescence. Lang est un génie (qui avait déjà glissé sa patte lors de la genèse de Caligari ) et il est assez ardu, voire pénible, de choisir un de ses films au détriment d’autres. Metropolis (1927), les Niebelungen (1927) et les Trois Lumières (article de Thierry Defize à suivre !) sont des étapes cruciales de l’histoire du cinéma et de purs bijoux. Quant à Spione/les Espions (1928) et la Femme sur la lune (1929), ce sont des films d’aventures en avance sur leur temps, le premier pétaradant, le second teinté d’onirisme, avec un couple central (Willy Fritsch et surtout Gerda Maurus, reconduits entre les deux films) très glamour et des scènes qui ont sans doute marqué à vie… Hergé.
Le Cuirassier Potemkine (Serguei Eisenstein, Russie, 1925)
De préférence à Octobre (1928), qui impose tout autant une esthétique, des plans qui clouent sur place. Le Russe vénérait Griffith et a repris son flambeau, s’érigeant en pape du septième art. Par un faux paradoxe, qui n’aurait guère plu à Staline. Comment se lasser de la scène de l’escalier d’Odessa ?
Le Kid (Charlie Chaplin, GB/EU, 1921)
Chaplin ! Je laisse de côté, pour cause de diversité, la Ruée vers l’or (1925), qui s’impose sur le Kid dans les classements de l’AFI. Mais l’humanisme de mon élu est trop bouleversant, Jackie Coogan est irrésistible et inoubliable.
Le Vent (Victor Sjöström, Suède/EU, 1928)
Hors normes ! Un film qui nous plonge dans un déferlement d’air et de sable et nous asphyxie littéralement. Avec cette notation romantique que le cinéaste sera aussi et beaucoup plus tard un acteur fétiche de Bergman, le héros des Fraises sauvages . Euh… un cinéaste sachant jouer, et bouleversant, pas un Truffaut, non.
L’Aurore (Murnau, Allemagne/EU, 1927).
Considéré par d’aucuns (Truffaut, etc.) comme plus beau film muet de tous les temps, il m’a fallu le coup de pouce de Thierry Defize pour le découvrir enfin. On entre difficilement dans le récit mais la magie pure du septième a rt opère ensuite pour nous transporter progressivement de l’insipide vers le sublime, le noyau dur et d’or de… l’Amour. Avec des scènes nocturnes d’une qualité photographique à tomber ! Murnau est un génie, plusieurs images ou scènes de Nosferatu le vampire (1922), autre pic, hantent mon imaginaire (et bien d’autres !).
La Passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, Danemark, 1928).
Loin d’être une épopée narrant les exploits de la Pucelle d’Orléans, le film se concentre sur son procès et la vie intérieure de Jeanne. Un resserrement à hauteur d’âme qui offre un rôle au-delà du jeu à Renée Falconetti, saisie sous toutes ses coutures et dans le moindre de ses frémissements. Une ode à l’expressivité et à la sensibilité humaines ! Du tout grand art ! Radical. Poignant.
Napoléon (Abel Gance, France, 1927).
J’entorse, toute règle étant avalisée par ses exceptions, et cite un film dont je n’ai vu que de courts extraits. Mais comment zapper un monument (5 h 30) que la critique universelle et tant de créateurs portent au septième ciel ? Dont on claironne à droite et à gauche les qualités et audaces incroyables. Comme ce final halluciné où l’image s’élargit soudain pour couvrir trois écrans juxtaposés ou cette autre, ultime, en bleu/blanc/rouge. Daniel Mangano parle d’un film « extraordinaire » et s’extasie devant « les scènes sur la Révolution française ». Je le suis donc. Tout en jalousant haut et fort notre équipier polyglotte car nous évoquons une œuvre peu accessible. Dont la résurrection (due à un historien… anglais) est récente (2016) et quasi limitée au marché anglo-saxon. Espérons ! La Cinémathèque de France promet une version francophone (intertitres !) en… 2018.
Le Mécano de la « General » (Buster Keaton, EU, 1927)
Pour Buster Keaton, je la joue classique, le Mécano atteint encore la 18 e place de l’AFI en 2007. En dépit de Sherlock Junior (1924) ou de l’Opérateur/The Cameraman ( 1928). La page d’Histoire (la guerre de Sécession/ Civil War ) enlève le morceau, on ne se refait pas !
À retenir encore :
Le Chanteur de jazz de l’Américain Alan Crosland (1927), le premier film parlant, un film-évènement ; la Grande Parade (1925), un immense succès commercial et critique, ou la Foule (1928) de l’Américain King Vidor ; Un chien andalou (1929) de l’Espagnol Luis Buñuel, aidé de Salvador Dali, une sorte d’ovni surréaliste qui accapare bien des regards au cœur du musée Dali de Bruges… de par la scène de l’œil coupé au rasoir ou de par un érotisme torride.
Le coin des contrepoints
Thierry Defize : Parmi les Lang, j’adore les Trois Lumières ! Parmi les Keaton, je choisirais plutôt la Croisière du Navigator . Et je confirme l’opinion de la critique universelle : l’Aurore est sublimissime, le plus grand film muet de tous les temps.
Daniel Mangano : Je partage les raisons invoquées quant aux neuf premiers films listés. Pour le dixième, j’aurais retenu un Keaton moi aussi mais difficile de décider lequel. J’aurais intégré les Rapaces/Greed d’Eric Von Stroheim (EU, 1924), un chef-d’œuvre absolu et, sans doute, le Voleur de Bagdad (1924, EU, Raoul Walsh), un film d’action, pour le virevoltant Douglas Fairbanks. À ne pas oublier : tout le cinéma expérimental muet surréaliste (l’Allemand Hans Richter, gommé par les nazis ; la Française Germaine Dulac).
Trois coups de cœur personnels
Intrigues (Clarence Brown, EU, 1928). Une histoire de triangle ou de quatuor amoureux, où des liens intenses et ambigus relient chacun, où se manifeste l’incapacité à communiquer, faire confiance, s’émanciper des ornières. Un raffinement absolu, qui bouleverse, pulvérise à la Lubitsch le code éthique normatif et se passe allègrement de paroles de par la magie de visages sachant tout exprimer. Greta est fraîche et sublime d’élégance (physique et morale… au second degré). Douglas Fairbanks Jr, jeune premier absolu, offre des allures de Dorian Gray. Quant à John Gilbert, il forme à cet instant avec la Divine le plus grand couple de l’histoire du cinéma.
The Lodger/Les Cheveux d’or (Alfred Hitchcock, GB, 1927). Le titre français est une honte surréaliste… mais on en a l’habitude, il faudrait pendre quelques traducteurs. Quoi qu’il en soit, Truffaut adorait et on comprend pourquoi. Hitch applique pour la première fois sa véritable palette et offre des inventions d’artiste tout en ménageant une intrigue grand public (une variation sur le thème de Jack l’Eventreur, comme dans le Loulou de Pabst). Le jeune premier, beau et troublant (un Ivor Novello ambigu), éclipse tout le casting. Il y a des scènes osées (Novello menotté à une grille et prenant une pose de Christ en croix), une dénonciation féroce de la médiocrité/hideur des foules (on juge trop vite, on soupçonne qui est différent, étranger, étrange) et l’irruption du grand thème du Maître : l’innocent persécuté.
Les Dix Commandements (Cecil B. De Mille, EU, 1923). La première version ! Un film très curieux, qui m’a semblé une tentative (ratée) de refaire Intolérance , soit un film qui combine plusieurs films, différentes époques reliées par un thème. La première partie raconte Moïse et l’Exode, le Veau d’Or, la mer Rouge, les Dix Plaies, etc. mais on regrette à chaque instant le charisme de Charlton Heston et les extraordinaires effets spéciaux du remake, on ne voit qu’un récit amputé, amidonné. MAIS. La deuxième partie, qui nous projette dans l’Amérique contemporaine de la misère sociale et du capitalisme à tout crin, est très émouvante et le ton moralisateur passe la rampe. On se prend d’empathie pour le frère amoureux d’une vagabonde recueillie par sa famille, son sacrifice, sa générosité, ses principes. Avec la belle leçon qui oppose quasi catholicisme et christianisme, soit l’excès de religiosité face à l’amour du prochain.
Who knows ?
. Lang fonde l’expressionnisme allemand dans les années 1920… même s’il s’en est défendu. Il sera ainsi l’une des sources d’inspiration majeures d’Alfred Hitchcock, dont le génie a beaucoup à voir avec le fait qu’il synthétise le meilleur des apports british et teuton… en les américanisant, ce qui mène à une hybridation attractif/inventif, art/divertissement.
. Plusieurs grands cinéastes américains des années 1920 mettaient en scène la condition de la femme et promouvaient son émancipation. Un modernisme éthique boosté par des porte-étendards olympiens : Greta Garbo, Louise Brooks et Lilian Gish, bientôt rejointes par les Marlène Dietrich ou Joan Crawford des années 1930. Autant de femmes épatantes dont la vie réelle fut aussi un combat pour la liberté et la réalisation personnelle hors compromis et mensonges. On était alors très loin des futures vamps (écervelées ?) des années 1940-1950.
. Les années 1920 marquent l’apogée du cinéma muet. Que l’irruption du parlant va bientôt balayer. En 1927, par une ironie tragique, sortent à quelques mois d’écart Napoléon et le Chanteur de jazz. Abel Gance ne retrouvera jamais l’élan créatif qui lui avait inspiré J’accuse/la Roue/Napoléon . Ne nous leurrons pas. Le parlant manifeste une avancée technique mais une décadence de fond. Temporaire. Car l’eau trouve toujours son chemin. Le flambeau du génie viendra se faufiler à l’intérieur du nouveau sillon et s’y redéfinir.