La cinéthèque idéale :
Les trois Parrain de Coppola, une mini-série avant l’heure ? Article à quatre voix, où Ciné-Phil RW ouvre des sillons dans lesquels s’engouffrent puissamment ses amis cinéphiles Thierry Van Wayenbergh, Bertrand Gevart et Krisztina Kovacs. Pour continuer, le Parrain (III) de Francis Ford Coppola.
Phil : Reprendre un succès près de vingt ans plus tard, ça présage rarement du positif. Dans tous les arts. Ça annonce l’artiste qui a perdu le fil de la reconnaissance critique ou populaire, les dettes, etc. Et non l’intransigeante nécessité créative. Par charité, on s’abstiendra de livrer des exemples. Les Bronzés III , les Passagers du vent (en BD)… Ah, on n’est pas charitable ? Non ! En l’occurrence ? C’est un bon film, voire même un fort bon film… qui reste à mille coudées pourtant du Grand Art des parties I et II.
Bertrand : On perd l’esthétique du diptyque dans ce troisième volet. On retrouve le Hollywood classique avec une précision minutieuse et lente des cadrages, qui s’arrête sur des détails de mise en scène. C’est sans doute ce qui permet une adhésion sans équivoque du public et accentue la crédibilité du récit mêlant Histoire et fiction.
Thierry : Pourtant… Walter Murch, le monteur des Parrain (comme d’à peu près tous les films de Coppola), préfère considérer chaque film comme une entité individuelle et non comme partie d’un triptyque.
L’histoire secrète du projet ? Une affaire de sous (décidément…) a tout chamboulé ! Coppola rêvait de construire le Parrain III autour de la mort de Tom Hagen, le fils adoptif de Vito Corleone, il aurait ainsi créé un ensemble parfait, trois récits équilibrés, centrés chacun sur la mort d’un frère (Sonny, Fredo puis Tom). Il a envoyé une ébauche de scénario à Robert Duvall (qui incarnait Tom Hagen dans les I et II), celui-ci a donné son aval mais, vu l’importance du rôle… exigé un salaire équivalant à celui d’Al Pacino. Devant le refus catégorique de la Paramount, et malgré les efforts incommensurables d’un Coppola jouant au mieux les entremetteurs, l’acteur a fini par jeter l’éponge. Résultat : Duvall n’est pas dans le film et son absence rend la troisième salve plutôt bancale.
Cependant, n’exagérons pas… comme Philippe (« Mille coudées en-dessous de … ») ! Ce III , articulé comme un fantastique opéra tragique et filmé avec génie, trouve, à travers la lassitude d’un Michael frappé par le sceau du destin et incapable d’atteindre la rédemption tant souhaitée, ainsi qu’à travers les citations et références aux précédents épisodes, non seulement une véritable cohérence mais, plus encore, la conclusion la plus juste et la plus émouvante possible à la tragédie des Corleone. On touche au chef-d’œuvre… du bout des doigts.
Phil : Le Parrain , in fine , a des allures de franchise. Ça saute encore plus aux yeux avec le III. Il y a une mécanisation du récit, d’une partie de ses axes, thèmes ou épisodes. Ainsi, les trois films se terminent par une grande scène mondaine (réminiscences du Guépard ?) entrelardée d’une série de règlements de comptes. Il y a un public plus populaire qui désire retrouver ses ingrédients, il est donc servi. Il y a un autre public, minoritaire, qui grimace un peu, préfère une explosion imaginative.
Phil : Le casting était merveilleux dans les deux premiers films, Kubrick a même décrété que le premier du lot était le meilleur de l’Histoire du cinéma. On avait Pacino et Marlon dans le premier, Pacino et De Niro dans le deuxième, entouré de magnifiques rôles secondaires, tertiaires et même quaternaires (l’acteur fétiche de Pasolini qui joue les porte-flingues). Mise en abyme de mon rapport au film : Pacino, qui semble un autre homme, laisse beaucoup de place à Andy Garcia. Or Andy est un bon acteur, que j’ai jadis beaucoup apprécié, mais il entre ici en compétition avec Brando et De Niro, ce qui est trop lui demander. D’où une sensation d’appauvrissement. On a quitté le mythe, il n’en reste que de (somptueux) accents. Qui plus est, face à lui, sa (trop) chère cousine, la fille du parrain, est jouée par Sofia Coppola… qui a beaucoup de charme sans avoir le physique de l’emploi. À tel point qu’elle sera vue comme une pistonnée (fille de Francis) et raflera deux fois le prix de la pire révélation de l’année (NDA : s’en prendre à des jeunes et non à des vedettes confirmées est lâche et idiot). Du coup, elle abandonnera un métier commencé dès le berceau… pour se tourner vers la caméra (autre histoire, très intéressante vu qu’on lui doit les magnifiques Virgin Suicides et Lost in Translation ).
Phil : Ce Parrain quitte l’histoire américano-italienne pour tenter d’embrasser la marche du monde (plus profondément que dans le II avec Cuba), nous confrontant aux intrigues européennes et vaticanes (la mort de Jean-Paul I, etc.) mais la partie qui m’émeut est la plus intime : les amours contrariées des deux cousins. C’est le grand paradoxe de mon rapport au film : la relation Garcia/Coppola me plaît beaucoup mais tire le film vers… autre chose.
Phil : En filigrane du thriller et des sillons narratifs, une nouvelle salve de réflexions sur le rapport à la famille, à l’identité, aux racines, aux conventions, à l’émancipation… Ce qui fait que ce troisième opus, loin du mythique diptyque, aurait pu être un de mes dix films préférés de l’année 1990.
Bertrand : En surplomb du triptyque, je pose une question quasi historico-sociologique : « Comment peut-on expliquer l’immense popularité de la série le Parrain à une époque où ce type de cinéma était presque voué à ne plus être produit, suite notamment à l’émergence du New Hollywood ? »
Phil : La loi des compensations ? Les créateurs ont une longueur d’avance et offrent un cinéma nouveau, plus réaliste, branché quotidien ; la foule, du coup, s’enthousiasme pour une œuvre à rebours. Un peu comme un déclin du religieux ou un avènement des Lumières est compensé par un attrait pour le surnaturel, l’alchimie, l’ésotérisme…
Bertrand : Le parrain (Brando/De Niro puis Pacino) ne répond à aucune règle de droit mais à un code d’honneur interne à son organisation. Or les années de production (regroupant toutes les étapes, adaptations scénaristiques, levée de fonds, castings, etc.) sont des années très mouvementées sur le plan socio-politique (vive émergence de la modernité, guerre du Vietnam, tensions ethniques, traumatismes des assassinats des deux Kennedy et de Martin Luther King, etc.), où la confiance à l’égard des différents pôles étatiques s’érode. Le parrain s’engouffre dans la brèche ouverte par un trop-plein d’ambiguïtés morales. Lui est omnipotent, avec droit de vie et de mort, il gère toutes les structures, privées et professionnelles. La dilution de la confiance pour les institutions officielles génère une fascination pour l’image mythique de la mafia, qui se tisse au fur et à mesure de la série.
Phil : Qui, il est vrai, surtout dans le I mais à nouveau dans le III (quand Corleone aide le pape !), a des allures de contre-pouvoir… pour le meilleur aussi et pas que pour le pire.
Thierry : Hum… Il y a beaucoup à répondre !
Si les movie brats du Nouvel Hollywood (Scorsese, Coppola, Friedkin, Bogdanovich, Peckinpah, Hashby, Cimino et leurs acteurs De Niro, Nicholson, Richard Roundtree, Al Pacino, Elliott Gould, Faye Dunaway, Jane Fonda, Sissy Spacek, etc.) envoient promener les studios, piétinant allègrement les règles classiques, emboîtant le pas de la contestation qui souffle sur les États-Unis à l’époque, ils poursuivent un mouvement initié par d’autres. Ainsi Kubrick ou le franc-tireur Cassavetes ont déjà tenté non seulement de tenir tête aux studios mais aussi d’obtenir le contrôle le plus absolu possible de leurs œuvres. Avec des résultats mitigés mais des résultats tout de même. Et, bien avant eux, Lubitsch, contournait la censure du code Hayes avec génie, créant la fameuse et inimitable Lubitsch Touch . La nouveauté réside dans le fait que le Nouvel Hollywood s’est édifié à la faveur de plusieurs défaites des studios, des flops qui ont lézardé leur toute-puissance. Une bonne partie de la jeunesse, éprise de liberté et pleine d’imagination, s’est engouffrée dans la brèche providentielle. Ces jeunes vont mettre en avant les marginaux et la contre-culture (liée notamment au rejet des réponses trop faciles des institutions autour de la guerre du Vietnam) et façonner le cinéma américain le plus libre qui ait jamais existé, sans doute l’un des plus grands cinémas du monde, durant la décennie dorée des seventies .
Ça ne veut pas dire, comme tu sembles le sous-entendre, Bertrand, que le cinéma classique n’est plus. Sa matrice existe depuis les premiers tours de manivelle des frères Lumière et des opérateurs Edison… et ne cessera jamais d’être : elle est la fondation-même du septième art. La preuve ? Les films catastrophe ( la Tour infernale , etc.), les blockbusters ( les Dents de la mer , etc.) ou les mélos tire-larmes ( Love Story , etc.) produits en nombre au même moment. Et même… ce Parrain … qui conjugue avec maestria ce qui se fait de mieux dans le cinéma classique (solidité, plans travaillés et posés, beauté de l’image) et dans le Nouvel Hollywood (rapport frontal à la violence, rébellion à l’autorité – même si le clan Corleone possède ses propres lois, sa vocation mafieuse le heurte aux institutions, à la morale citoyenne, etc.).
L’immense popularité de la trilogie ? Je pense qu’elle est liée à cette part de soi que l’on peut trouver à travers les failles (typiques du Nouvel Hollywood ), les destins pas franchement rêvés des Corleone. La fascination du gangster mythique ? Elle me semble d’un autre temps, chevillée plutôt aux films du début des années 1930, avec comme corollaire la mise en chantier du fameux code Hayes. Cette popularité, je la vois davantage, comme Philippe, dans la formidable charge émotionnelle qui fait vibrer l’écran, traverse les films et cette famille Corleone, au fond si proche de nous, qui pourrait être nôtre.
P.-S. Éric Allard, le rédac-chef de la plateforme les Belles Phrases, nous a parlé d’une incroyable affaire de symbolique chez Coppola… relative aux oranges ! Et qui surplomberait toute la saga ! Du coup, nous renvoyons à cette fort amusante/intéressante analyse, parue en 2010 .
Ciné-Phil RW, Thierry Van Wayenbergh et Bertrand Gevart.