La cinéthèque idéale :
Les trois Parrain de Coppola, une mini-série avant l’heure ? Article à quatre voix, où Ciné-Phil RW ouvre des sillons dans lesquels s’engouffrent puissamment ses amis cinéphiles Thierry Van Wayenbergh, Bertrand Gevart et Krisztina Kovacs. Pour continuer, le Parrain (II) de Francis Ford Coppola.
Phil : J’ai entamé avec, collé au fond de la rétine ou du cerveau, l’idée, propagée par la rumeur, que ce pan II du diptyque (une adaptation de Mario Puzo, rappelons-le, qui a écrit scénario et dialogues avec Coppola) était supérieur au I, ce qui est très rare. Au jeu des comparaisons ? Cette partie m’a paru plus émouvante (l’enfance de Vito Corleone, les relations familiales tragiques…), plus ancrée dans l’Histoire (reconstitutions de l’entrée des migrants via Ellis Island ou de la Havane des affaires au moment de la révolution castriste)… On est toujours installé dans une fresque puissamment agitée où la musique, la qualité visuelle, le casting assurent un confort maximal, les scènes marquantes une imprégnation durable. On a perdu Marlon Brando mais gagné Robert De Niro, qui va devenir le plus grand acteur des années 70. Al Pacino poursuit quant à lui son sillon et se monumentalise à son tour.
Thierry : Tu ne crois pas si bien dire. Les critiques ne sont pas rares à trouver ce Parrain II , élégie funèbre sinueuse, supérieur au Parrain premier du nom. Ce deuxième opus est plus proche d’une tragédie grecque, racontant en parallèle la chute d’un Michael Corleone, assoiffé de pouvoir jusqu’à l’impensable, et l’ascension antérieure de Vito, l’immigré italien devenu caïd de son quartier, dans un New York 1900 fabuleusement reconstitué par le décorateur fétiche de Coppola, Dean Tavoularis. Le film raflera d’ailleurs six Oscars, Coppola ceux de meilleur réalisateur et de meilleur film , De Niro/Vito (choisi par Coppola qui l’avait vu dans Mean Streets ) celui du meilleur acteur dans un second rôle (c’est en fait tout le casting qui est extraordinaire, Al Pacino étant, lui, nominé pour le Meilleur acteur).
Phil : Robert De Niro. Pourquoi a-t-il incarné le héros idéal de mes vingt ans ? Il aura été mon mythe, comme James Dean pour d’autres. Que représente-t-il essentiellement ? À travers son collier de perles ahurissant : le Parrain II , 1900 , Taxi Driver , The Deer Hunter/Voyage au bout de l’enfer , Il était une fois en Amérique (1984)… et même le Dernier Nabab ? Y a-t-il des invariants dans cette litanie ?
Thierry : De Niro n’a vraiment mal joué qu’une seule fois, dans We’re no Angels , piteuse comédie de Neil Jordan où Sean Penn et le grand Bob, en voyous déguisés en prêtres, cabotinent à qui mieux-mieux dans un insupportable festival de grimaces. Il est aussi en équilibre précaire, sur la corde du t oo much , en Max Cody (forme pervertie du vengeur mystique de Taxi Driver ) dans le remake christique des Nerfs à vif (Scorsese).
Phil : Menacé ou bloqué par la mafia lors du premier film, Coppola semblait y avoir adouci l’image de la Pieuvre, dont le nom ne pouvait être cité. Un débat pouvait s’ouvrir sur une certaine complaisance. Somme toute, la famille Corleone réparait des injustices et abattait des monstres… Dans ce deuxième volet, la trame est nettement plus sombre et réaliste. On mesure à la fois la brutalité (la prostituée tuée pour impliquer un sénateur, le sacrifice de porte-flingues, etc.) mais aussi l’immensité des dégâts collatéraux (la famille implose, on en vient à trahir un frère ou à le liquider, les amis d’un jour sont trucidés le lendemain…). Au final, la partie II prolonge magnifiquement et parachève la fresque, qui forme un tout compact, tout en offrant un contrepoint absolu. Je pense… bizarrement ?… aux premiers disques (de loin les meilleurs, avant la déglingue pop) du groupe rock Queen. Pour deux raisons : les disques Queen II et Sheer Hearth Attack constituent un diptyque impérial ; les disques A Night at the Opera et A Day at the Races reproduisent le même schéma, comme des variations libres sur les mêmes thèmes. Ici ? On revit fêtes familiales ou d’hôpital, massacre polyphonique coulé dans une célébration, etc. Sans lassitude car le créateur creuse ses thèmes et renouvelle leur approche.
Thierry : Très juste, Philippe. Tout est ici beaucoup plus noir, plus terrifiant. Comme la scène de rupture avec Kay, qui prend littéralement aux tripes. Grand film sur l’échec aussi (de Michael), qui célèbre paradoxalement dans le même temps la réussite totale de Coppola. Le cinéaste passe du travail de commande transcendé à une fresque hallucinante sur la famille et sur l’Amérique (du début du XX e siècle jusqu’à la fin des années 50), qu’il contrôle cette fois de bout en bout. Ceci explique peut-être cela.
Phil : Quel est le sens du film ? Ou celui du diptyque ? La famille, le clan nous donnent de la consistance, un ancrage mais nous aliènent, l’équilibre est difficile à trouver ? Le pouvoir est l’obsession humaine primordiale, qui gangrène tout, partout ? L’hypocrisie domine le monde ? On dit une chose et on fait son contraire dans la foulée ? La grandeur inépuisable de l’œuvre tient-elle à ce qu’elle touche au plus profond de l’étoffe humaine et de ses dérives, de ses fantômes, de ses aspirations comme l’ Œdipe de Sophocle ou le Perceval de Chrétien de Troyes, l’ Odyssée d’Homère ou le Hamlet de Shakespeare ?
Thierry : Tout à la fois sans doute. À ceci près que Pacino incarne la figure la plus brutale de l’individualisme américain. Un visage d’ange, un beau costume d’homme d’affaires irréprochable… et, en même temps, un Lucifer bouffi d’ambition et aux manières impitoyables, capable de faire condamner à mort son propre frère (sublime John Cazale*).
* Thierry : On ne parlera jamais assez de John Cazale. Il fut l’ami de Pacino et, plus tard, de De Niro, qui piochera dans ses propres poches pour assurer le comédien malade d’un cancer afin qu’il puisse continuer à tourner dans Voyage au bout de l’enfer .
Phil : C’était le compagnon de Meryl Streep aussi, qui tourna la série télé Holocauste à contrecœur pour payer ses soins. Dis-moi qui t’aime et…