Dans notre société, une réflexion sur la place accordée au travail se révèle indispensable. C’est tout l’enjeu de la glaçante uchronie La difficile journée de Mademoiselle H. , où le travail règne en maître et asservit les citoyens. Un monde où l’humanité des êtres se fait broyer par le système socio-économique.
La difficile journée de Mademoiselle H. dépeint une Belgique uchronique, c’est-à-dire telle qu’elle aurait pu évoluer dans un présent parallèle. Le néolibéralisme poussé à l’extrême de cet autre 2020 a promu l’utilité et la productivité au rang de valeurs premières. L’existence des citoyens gravite de manière excessive autour du travail : lui sont sacrifiées neuf heures par jour, six jours par semaine. Tant de moments perdus pour les loisirs, les relations sociales, la culture… Dans cette société, « la vie, c'est juste essayer de tenir le coup ». Alors, pour tenir le coup le long de leurs dures journées de labeur, les travailleurs noient leurs sentiments, envies et besoins à grandes lampées d’Energy Plus, une boisson énergisante infecte mais efficace, à l’image du système.
Lorsque le travail est roi, les chômeurs sont catalogués de boulets faibles et paresseux, des parasites qui abusent de la prétendue générosité du gouvernement. Dans la même idée, le chômage n'est pas considéré comme un droit mais comme un cadeau provisoire. Dans le but de mettre fin à ces « privilèges », les chômeurs sont affublés d’une sorte de permis à points, comptant initialement dix étoiles. Une étoile leur est soustraite à chaque semaine de chômage complet, si leurs preuves de recherche d’emploi sont insuffisantes ou encore en cas de retard ou de « manque de volonté » lors d'un entretien d'embauche. Le refus d’un tel entretien coûte quant à lui cinq étoiles. Lorsqu’un chômeur perd sa dernière étoile, il est envoyé dans un camp ardennais pour un « séjour de réactivation » de 10 mois. Des étoiles ouvrant les portes de camps de travail, voilà qui ne manque pas d’évoquer de douloureux souvenirs… Le travers antisocial de la société représentée est matérialisé par le gouffre spatial entre les deux protagonistes de la pièce : pendant la majeure partie de la représentation, Mlle H. occupe le côté cour et son interlocuteur le côté jardin. Même assis face à face, ils restent séparés par toute l’étendue de la scène.
Mademoiselle H. s’appelle Anna. Anna est contrôleuse d’étoiles et aujourd’hui, elle inspecte des chômeurs à qui il n’en reste plus que deux. Sandrine Desmet, qui interprète Anna, adresse ses réprimandes et exhortations au public, qui figure ce groupe de chômeurs et au sein duquel commence par s’asseoir le second comédien, Hugues Hausman, qui incarne George Lowry, un de ces chômeurs deux étoiles. Ces interactions directes mobilisent les spectateurs et leur assurent un lien plus profond avec les deux personnages. Lors de cette séance, Anna explique à son assistance, à grands coups de sentences conçues pour choquer, que les chômeurs doivent à tout prix se rendre utiles à la société, quitte à viser bas dans leur recherche d’emploi. « Oubliez vos rêves » revient comme un leitmotiv. Cet alarmant motto énonce que la place de l’individu se résume à ce qu’il peut faire, sans considération aucune pour ce qu’il souhaite faire. Surtout, il ne faut pas blâmer les riches de sa propre condition : ils ont, eux, mérité leur situation. De plus, « c'est la sélection naturelle : certains doivent rater leur vie pour que d'autres puissent la réussir » car, enfin, « on est trop nombreux sur terre pour pouvoir tous être heureux ». Sinistre programme sur lequel viennent s’empaler les êtres humains, de la même manière qu’Anna embroche le ticket de George sur un dangereux aiguillon métallique. Les chômeurs, en effet, doivent se saisir d’un ticket par ordre d’arrivée, comme à la boucherie. Si ce n’est qu’ils sont moins ici les clients en attente d’être servis que les bêtes menées à l’abattoir…
George, cependant, n’a pas encore été digéré par le système. En lui subsiste une graine d’insubordination qui se traduit moins par son refus de partir volontairement en camp de réactivation que par la poursuite quasi vitale de son rêve de réaliser un documentaire et son obstination à corriger la prononciation de son nom de famille. Tout son entretien de contrôle avec Anna est une lutte pour préserver cette révolte, dernière forteresse de son identité et de son humanité. L’aspect le plus frappant de cette société dystopique est en effet la déshumanisation des êtres. Celle-ci prend astucieusement corps dans la gestuelle mécanique, robotique des deux personnages pendant les scènes de transition. Non, les machines n’ont pas remplacé les êtres humains : les êtres humains ont été forcés de devenir des machines. Telle Anna, qui doit à contre-cœur se montrer implacable avec les chômeurs si elle-même ne veut pas se retrouver de l’autre côté du bureau. Et la vie n’est plus qu’une partie de jeu vidéo, où peu importe qui est le joueur tant que son avatar effectue ses missions, et où l’on peut indéfiniment recommencer une même partie jusqu’au dénouement espéré.
Outre la place qu’il convient de donner au labeur au sein de nos vies, cette pièce interroge également les rapports du travail avec la culture. La production d’art est-elle du travail ? Le travail peut-il aboutir à de l’art ? Travail et loisir sont-ils forcément antinomiques ? « Artiste, ce n'est pas un travail, c'est un loisir d'enfant gâté ! » assène Anna, avec d’autant plus d’ardeur qu’elle aurait secrètement voulu défendre l’art. Elle qui a dû abandonner son rêve de danse, sans pourtant y parvenir tout à fait, se voit obligée de discréditer les aspirations cinématographiques de George. Ce monde uchronique nie catégoriquement l’utilité sociale de la culture. « Veillons à ne pas en faire autant », semble clamer cette création du Projet Cryotopsie, compagnie à laquelle on doit déjà plus d’une dizaine d’autres spectacles traitant de diverses thématiques de société, notamment l’impact des technologies sur nos modes de vie.
La difficile journée de Mademoiselle H. parvient, à travers un texte abrupt mis en relief par la sobriété des costumes et du décor, à plonger les spectateurs dans une atmosphère oppressante et à allumer chez eux une étincelle de révolte. On n’en garde heureusement pas qu’un souvenir tourmenté, grâce aux légères touches d’humour et aux quelques passages où ressurgit l’humanité, et l’on sort de cette représentation attaché aux forces comme aux faiblesses qui font toute l’humanité d’un être humain. On peut cependant reprocher un aspect attendu à cette comédie noire qui puise aux références de dystopies bien célèbres comme le travail cadencé à la Huxley ( Le Meilleur des mondes ) et l’omniprésente surveillance à la Big Brother d’Orwell ( 1984 ). Toutefois, si ces caricatures d’un possible monde présent ou futur finissent toutes par se ressembler, elles permettent, par l’exagération, d’éveiller les consciences aux travers de notre société. Comme le questionne l’auteur et metteur en scène Alexandre Drouet : « Jusqu'où sommes-nous prêts à accepter l'austérité et ses conséquences ? »