critique &
création culturelle

La maison d’en haut de Besili Trafic

Le fantasme d'une catasrophe écologique rurale

En proposant une fiction rurale au creux d’un petit village jurassien, le collectif d’artistes belgo-suisse Besili Trafic transcende la catastrophe écologique sans précédent subie par sa terre d’accueil provisoire. Sous ses airs de documentaire loufoque, La maison d’en haut dévoile un trompe-l'œil astucieux qui se joue du réel sans craindre le ridicule : entre pessimisme caricatural et résilience extravagante.

Il y a presque 100 ans, un trou émerge de manière inexpliquée au beau milieu d’un village. Si ce mythe fictif permet à La maison d’en haut de fantasmer les tribulations d’une société à petite échelle face à cette mystérieuse modification territoriale, la réalité pourrait pourtant bel et bien se suffire à elle-même. En effet, entre 1961 et 1976, le trou de Bonfol ‒ autrefois utilisé pour recueillir l’argile utile à la fabrication de poteries en tout genre ‒ s’est vu progressivement transformé en décharge de produits chimiques à ciel ouvert, contaminant gravement le village et ses alentours. Bien que le site soit désormais considéré comme « propre » depuis 2017, « les tonnes de déchets accumulés mises bout à bout pourraient équivaloir à la distance reliant Bruxelles à Liège », explique l’un des artistes lors de la représentation. Comme les autres membres de Besili Trafic, ce dernier précise qu’avoir grandi à la campagne et étudier l’art en ville a permis au collectif de comédien·nes, musicien·nes, danseur·euses, scénographes, plasticien·nes et performeur·euses de nourrir leur création.

Progressivement, ces virgules théâtrales proches du documentaire laissent place à d’étranges mutations : un maire à mandibules, une tenancière de bistrot coiffée de bois de cerfs, un professeur au dos transpercé par une pousse d’arbre… De la philosophie de comptoir sur les planches du banc de touche aux débats interminables entre les murs du conseil communal, chaque habitant·e donne à entendre sa propre vision de la vie en société face aux lots de changements amenés par l'apparition de l’étrange précipice qui ne cesse de croître. Finalement, ce village rétrofuturiste est traversé par les mêmes enjeux que les campagnes dites « réelles » : l’exode rural, les relations intergénérationnelles et le folklore local. Alors, pourquoi ces artifices scénaristiques ?

À l’aise glaise : un patelin modelé en temps réel

D’emblée, les spectacteurices sont plongé‧es dans les ruelles inspirées de Bonfol, via une maquette en terre glaise modelée en temps réel et projetée sur grand écran. Deux échelles se font face : un décor miniature et un espace aux dimensions humaines évoluant au premier plan. Ainsi, ce dispositif artisanal à taille réduite ne cesse de repousser ses limites : d’abord érigé en patelin 3D, celui-ci se module au gré des questions existentielles soulevées par les protagonistes, et finit même par se muter en plateau télé accueillant deux commentateurs endiablés de football. Ainsi, l'alternance, puis l’imbrication entre les deux échelles du décor propose un rythme narratif 2.0.

Cette scénographie duelle est accompagnée d’une palette musicale surprenante : du freestyle posé par la seule créature adolescente du village au récit barbant de l'aîné du coin qui se métamorphose en reprise de l’un des titres phares du rappeur français Ichon, sans oublier les choeurs parfaitement maîtrisés par la « masse mouvante de huit têtes et seize pieds » aka, le collectif Besili Trafic, chaque style émerge au fil des scènes de manière inopinée. Ces éclosion sonores mettent en exergue tant les défis intergénérationnels rencontrés par les habitant·es, que la cohésion des villageois·es face à l'adversité.

Caricatures lisses évitées de justesse

Si La maison d’en haut parvient à marquer son originalité avec l’appui de son scénario fantasmagorique directement inspiré de la catastrophe écologique de Bonfol, les répercussions sociales imaginaires quant à elles, manquent d'authenticité. En effet, les dialogues simplistes évitent de justesse la caricature campagnarde plate et tendent à meubler les scènes de vie plutôt qu’à éclairer les enjeux psychologiques des personnages.

De cette façon, certain⋅es protagonistes sont à deux doigts de s’étouffer dans leurs propres stéréotypes : le maire rustre résiste (dans un premier temps) au changement, la tenancière du bar n’a jamais posé une semelle en dehors de sa bourgade et le professeur (supposé intellectuel de la bande) se débat pour défendre une vision plus progressiste de gouvernance locale. Alors que les divergences d’opinions des personnages pourraient enrichir les dialogues lors des scènes collectives, ceux-ci ressemblent malheureusement à des monologues juxtaposés les uns sur les autres, qui s’éternisent sans étoffer pour autant le monde intérieur des personnages. À l’exception de la scène de liesse autour du ballon rond maîtrisant les codes de l’absurde, la vie en collectivité peine à toucher les spectateurices tant par par l’humour, que l’émotion.

Morale du précipice ?

Informé⋅es du processus créatif dès le départ, à savoir une immersion en vue de créer La maison d’en haut, les spectateurices s'attendent pourtant indirectement à plus d’anecdotes touchantes et de complexité émotionnelle issues des observations de terrain, mais surtout à davantage de franc parler et de répartie, restituée ou inventée. Si la scénographie harmonieuse et les parenthèses musicales débridées sauvent la mise, la portée intime de la pièce aurait-elle aussi été engloutie par une brèche maudite ?

Quoi qu’il en soit, La maison d’en haut est parvenue à rendre compte (en surface) des préoccupations universelles des habitant·es de Bonfol, en propulsant leurs réalités dans un univers décalé et pluridisciplinaire (danse, chant, sculpture, musique) et ce, tout en relatant l’expérience des artistes parti·es à leur rencontre. Engagée sans se prétendre militante, cette pièce joue sans conteste son rôle d’alerte citoyenne d’un point de vue écologique. Côté artistique, cette œuvre promeut la création collective en s’opposant à l’individualisme, tout comme les villageois⋅es fictif·ves qui, malgré quelques clichés, s’unissent pour résister à l’effondrement annoncé.

Même rédacteur·ice :

La maison d’en haut

De et par : BESILI TRAFIC : Luna Schmid, Gaspar Narby, Gilles Escoyez, Merlin Delens, Sophie Schmid, Laurie Perissutti, Jérôme Castin
Création lumière : Florentin Crouzet-Nico, BESILI TRAFIC
Œil extérieur : Lorena Stadelmann

Vu au Théâtre de la vie le 23 janvier 2024

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