Un couple s’ennuie, s’agace, bavarde. Il se projette au gré de quelques tableaux très drôles…jusqu’à ce qu’ils se mettent à grincer, et qu’ils vous donnent le vertige.
C’est le thème de L a Ville de Martin Crimp , qui a été créé au Rideau mardi dernier [1] dans une mise en scène de Michael Delaunoy, avec Anne-Claire et Serge Demoulin dans les rôles principaux. Karoo a adoré. Sans doute un des meilleurs spectacles de la saison.
Martin Crimp fait partie des jeunes auteurs britanniques contemporains qui comptent aujourd’hui. L’essentiel de son théâtre est traduit en français par Philippe Djian (excusez du peu) et édité par les prestigieuses éditions de l’Arche. Crimp a également traduit Koltès et Genet en anglais. Un ami cinéphile me disait récemment qu’Alain Resnais avait eu un projet d’adaptation d’une de ses pièces. Ce projet ne verra jamais le jour et c’est bien dommage. Il aurait pu ramener Resnais à ses premières amours, lorsqu’il travaillait avec des auteurs extrêmement soucieux de la construction formelle de leurs fictions. Comme Michael Delaunoy, qui dirige le Rideau, respecte la tradition de découvreur de textes , notamment anglo-saxons, qui a toujours été la marque de fabrique de son théâtre depuis sa fondation par Claude Étienne, il est tout naturel d’y retrouver Martin Crimp à l’affiche.
Il est très difficile de camper l’argument de la pièce sans en dévoiler la mécanique, qui est un des grands plaisirs du spectacle. On dira simplement que L a Ville nous parle d’un couple aux prises avec les limites, la routine et les fantasmes de son quotidien . Le spectacle est une succession de tableaux qui s’apprécient de manière relativement autonome. Si les liens et le jeu de récurrences qui se tissent progressivement n’échappent à personne, la conclusion est en revanche assez surprenante. On n’en dira rien, bien entendu.
La pièce est portée par un duo d’acteurs au sommet de leur art. Serge Demoulin est excellent de bout en bout dans une composition qui le balade entre le boucher et le cadre aux dents longues. Tout son art consiste bien entendu à nous faire deviner l’un dans l’autre, et vice-versa. Anne-Claire est formidable et compose un personnage so british qui passe d’un battement de cil de l’exquise courtoisie mondaine à la cruauté froide et implacable. Elle m’a fait penser à un improbable mélange entre une Isabelle Huppert sans tics et une Charlotte Rampling qui ne serait pas obsédée par son côté ténébreux.
La technique impeccable de ces deux acteurs sert à merveille un texte qui présente un double écueil : il doit être dit très rapidement pour donner son rythme au spectacle tout en laissant aux spectateurs le temps de décoder le non-dit, les sous-entendus, voire le double sens des dialogues. La dimension inquiétante du spectacle vient des interventions de Valérie Marchant (impeccable dans un rôle de toquée placide et flippante) et de Mina Milenkovic (une enfant à qui l’on donne pour une fois un rôle qui n’est pas seulement anecdotique ou mignon et qui pourrait bien faire du théâtre son métier tant elle est juste et précise). Elles incarnent la voisine et la fille du couple.
Comme dans le théâtre de Nathalie Sarraute, ce n’est pas ce qui est dit qui importe mais le sous-texte, ou ce qu’elle appelait les sous-conversations. La mise en scène de Michael Delaunoy est limpide et construite sur quelques principes simples et structurants. C’est la marque des plus grands. Il dispose les acteurs à une distance systématiquement inappropriée. La plupart du temps, les personnages sont trop éloignés les uns des autres. Plus rarement, ils sont trop proches. Cette spatialisation est une métaphore parfaite du temps distendu et du floutage de la réalité qui sont au cœur du spectacle. Le public encadre une aire de jeu en forme de piste étroite qui explosera en temps utile et de manière totalement inattendue. Le metteur en scène signe également les costumes qui, a posteriori, sont toujours extrêmement signifiants. Les lumières et l’ambiance musicale de Laurent Kay et Raymond Delepierre sont également d’une économie et d’une efficacité assez rares.
On l’aura compris, Karoo recommande plus que chaleureusement ce spectacle dont la présentation qui précède ne rend pas justice à l’humour grinçant et hilarant à la fois . Si vous avez le choix de la date, optez pour le 29 avril. Cédric Julien animera une rencontre entre Martin Crimp et Michaël Delaunoy. On a bien envie d’y retourner rien que pour assister à cette rencontre.
Au Rideau de Bruxelles , du 13 au 30 septembre 2016.
Un "Débat du bout du bar" est organisé le 21 septembre avec Michael Delaunoy et Jean Maertens.
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[1] Autrement dit, le 21 avril 2015.