Late Night with the Devil
Soirée d’enfer
Un présentateur has-been, des invités aux cols pelle à tarte amidonnés, un esprit diabolique… Avec Late Night with the Devil, les réalisateurs australiens Colin et Cameron Cairnes vous convient à une soirée canap’ aussi rétro que glaçante dans un found footage nostalgique à ne pas zapper.
L’Exorciste et ses mythes équivoques, The Conjuring et son univers étendu vraisemblablement infini… la thématique de la possession démoniaque est un incontournable du cinéma d‘horreur depuis bien longtemps. Un sous-genre nourri par une frénésie populaire de l’occulte et de satanisme qui a explosé dans les années 70, et qui fascine aujourd’hui encore. Alors quoi de nouveau avec Late Night with the Devil ? Concrètement, rien de révolutionnaire, si ce n’est une petite production vintage au pitch accrocheur et à la résonance méta étonnamment complexe.
Présentateur chevronné de Night Owls, un talk show new-yorkais en déperdition, Jack Delroy (David Dastmalchian) cherche désespérément à reconquérir son audience. Un soir de 1977, hanté par un passé controversé et bouleversé par le récent décès de sa femme, il mise tout sur une édition live spéciale Halloween comme ultime tentative de sauvetage auprès de ses producteurs.
Contextualisé sous forme de mockumentaire1, l'histoire est constituée comme une collection d’images perdues d’un événement télévisuel qui a choqué la nation : un entretien avec le diable. Avec une voix off journalistique et un collage d’articles de journaux et d’images VHS, Late Night with the Devil présente un dispositif original, simple mais efficace. À la façon d’un found footage2, le film nous offre le plaisir de l’exhumation immersive d’un artefact maléfique, le confort de la steadicam en plus. Les caméras du talk show nous plongent dans l’imaginaire paranoïaque de l’époque tout en limitant le chaos formel parfois nauséeux de ses cousins du genre à la Blair Witch. Un cadre stable et restreint à l’esthétique kitshement 70s qui n’hésite toutefois pas à vriller lorsque l'action le demande.
Une identité visuelle globalement forte et accomplie, malheureusement un peu gachée par un choix surprenant : celui de basculer en écran large noir et blanc pour les séquences hors plateau télé. Ces moments de fiction plus conventionnels déstabilisent et fissurent l’illusion documentaire jusque-là sans accroc. Avec ce pari de réalisation plus ou moins crédible, le film ne parvient pas à lever complètement le rideau sur les pratiques douteuses qui se tapissent en coulisses de l’industrie, mais réussit néanmoins à interroger sur l’emprise insidieuse de nos écrans.
Assez loin de notre patrimoine audiovisuel francophone, ce faux talk show utilise des codes satiriques anglosaxons assez familiers pour tout amateur de pop culture étasunienne. Similairement à la flopée de Late Shows américains disponibles sur Youtube, on y retrouve le présentateur racoleur, l’acolyte comique, l’orchestre live et les réactions surdimensionnées du public. À défaut de toucher notre mémoire affective directe, ce pastiche a tout de même le pouvoir d’évoquer une certaine nostalgie des deuxièmes parties de soirée paranormales sur petit écran, à l’époque où s'emparer seul de la télécommande passé 23h était synonyme de transgression.
Financé par les producteurs de Paranormal Activity, Late Night with the Devil s’inscrit dans la tendance d’exploration d’un médium considéré par beaucoup comme « mort » : la télévision linéaire. Après une courte vague innovante de found footage se déroulant exclusivement par webcam (Searching, Unfriended, Host), il est intéressant de noter ce « retour aux sources ». Au-delà de la fatigue numérique, on retrouve surtout une fascination pour une époque révolue, entre échappatoire nostalgique et genèse d'une descente aux enfers inéluctable. Cet âge d’or des talk shows aux décors délicieusement surannés et au ton désuet représente un écrin parfait pour exorciser nos peurs viscérales et illustrer la spirale destructrice des médias de masse à laquelle nous faisons face. Aux mains de manipulateurs drogués à un voyeurisme malsain, notre regard est ici l’otage d'un sensationnalisme outrancier, nous rendant complices de cette spirale d’exploitation médiatique. On sent alors une tentative de dénonciation allégrement littérale à travers le personnage de Jack, prêt à « vendre son âme au diable » au profit de l’audimat. Classiques métaphores du cinéma horrifique, la possession diabolique et l'immoralité de l’image créent une tension globalement conventionnelle mais véritablement jouissive, qui brouille les frontières avec le réel.
Ironiquement, le film a fait lui-même l’objet d'une polémique lors de sa sortie en salles pour avoir utilisé des images créées par intelligence artificielle, aux dépens des artistes du secteur. L'industrie du cinéma tend-elle à vendre son âme à l’IA pour le box office ? Selon les réalisateurs, il ne s'agit ici que de quelques morceaux de plans générés à trois instants du film et utilisés principalement comme sources d’expérimentation. Le manque de moyens pour les petites productions ainsi que le contexte de grève et de contestation grandissant depuis quelques années créent une situation critique et mènent nécessairement à des compromis budgétaires. En effet, c’est subtil, mais on remarque légèrement la texture bizarrement lisse et floutée de l’IA sur quelques cartons publicitaires. Dommage pour cette direction artistique si riche et généreuse, qui peut donc sembler désincarnée par endroits. La bourde éthique ajoute indéniablement un niveau de lecture méta à cette série B a priori épouvantablement premier degré. Tout compte fait, c'est un dérapage relativement minime mais qui fatalement recèle de quoi attiser les débats sur la déontologie de l’image artificielle à l'heure où l'art peut se révéler, de fait, sans âme.
Cette controverse ternit un peu la mélancolie ludique de Late Night with the Devil mais n'assombrit pas non plus sa grande force, elle, complètement incarnée : le jeu de ses acteurs. Grâce au déroulé quasi en temps réel de l’émission fictive, on prend un malin plaisir à observer la magie du « direct » opérer entre les personnages, tant dans les seconds rôles drôlement stéréotypés, qu’avec la tête d’affiche, David Dastmalchian, acteur devenu peu à peu incontournable à Hollywood ces dernières années (chez DC-Marvel ou chez Villeneuve dans Prisoners, Blade Runner 2049 ou Dune). Suivant une montée en puissance lente et exponentiellement surréaliste, son charisme brille particulièrement dans le climax final. L’interprétation est aussi malicieusement amplifiée par les scènes de gore mêlant effets pratiques et numériques. C’est d’ailleurs tout le paradoxe du film : un héritage cinématographique flamboyant, presque tangible, inévitablement ramené à notre réalité par l’utilisation de technologies parfois impersonnelles. Finalement nous sommes comme Jack, pris entre deux mondes.
Malgré les questions complexes qu’il soulève, Late Night with the Devil n'a visiblement pas l'intention de donner de leçons de morale. À la place, il maintient son cap camp et une légèreté qui est plus que bienvenue dans le climat actuel. Une parenthèse nostalgique horrifique, ni complètement satirique, ni complètement terrifiante, mais un bon 90 minutes de frissons et de rouflaquettes porté par un casting de talent. Comme une prophétie poétique, le film n’a connu qu’une sortie en salles très limitée chez nous mais sera heureusement disponible en DVD et VOD prochainement. Et ce n’est pas plus mal : grâce à son postulat intimiste et son esthétique 4/3, on prendra d’autant plus de plaisir à découvrir ces images hantées depuis son canapé, en zappant (ou en scrollant) sur son petit écran.