critique &
création culturelle

Laura Palmer : la femme aux miroirs de Louise Van Brabant

Reflets dans le rétro

Nouvel essai dans la collection La Fabrique des Héros, Laura Palmer : la femme aux miroirs de Louise Van Brabant nous plonge dans l’univers mystérieux, subversif et étonnament féministe de Twin Peaks. Entre soap et horreur, David Lynch transcende les frontières à la croisée des regards.

Depuis sa disparition le 16 janvier dernier, David Lynch a laissé un vide immense. Que l’on soit fan de la première heure ou simple curieux·se de son cinéma de l’étrange, l'œuvre de Lynch est un incontournable des watchlists. Connu pour ses classiques et frasques cultes au grand écran – Eraserhead (1977), Blue Velvet (1983), Elephant Man (1990), Wild at Heart (1990), Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001) –, le cinéaste a toujours su jongler avec les genres de par son idiosyncrasie expérimentale (drame romantique, body horror, néo-noir, thriller érotique, comédie camp, horreur surréaliste). Dans les années 90, c’est aussi sur le petit écran que le réalisateur détonne en proposant un projet inédit à la télévision américaine : Twin Peaks.

Née d'une collaboration avec Mark Frost (romancier et scénariste de policiers sur NBC), la série marie mélodrame façon soap opera et horreur surnaturelle tout en filant une intrigue suivie d’épisode en épisode (qui a tué Laura Palmer ?). Ce format feuilletonnant, jamais vu dans le genre policier à l’époque, révolutionne véritablement le modèle network. Avec deux saisons originelles en 1990 et 1991 (annulées prématurément par la chaîne ABC), un livre spin-off écrit par la fille de Lynch (Le Journal secret de Laura Palmer de Jennifer Lynch, 1990) un film prequel (Fire Walk With Me en 1992) et un grand retour (The Return en 2017 sur Showtime), Twin Peaks nous captive au-delà de son énigme centrale. Sous ses airs de whodunnit, la question qui nous hante n’est alors pas qui est le tueur, mais qui est la victime.

C’est tout le propos de Laura Palmer : la femme aux miroirs de Louise Van Brabant sorti fin de l’année 2024. L’essai nous invite dans une plongée fascinante sous la surface de Twin Peaks, le tout à travers les femmes de la série et celle qui la regarde. Ne se dérobant pas devant l’aura cultissime de Lynch, le livre ose la perspective critique et la réinterprétation féministe au moyen de théories rarement utilisées dans les discussions autour du cinéaste. Faisant appel aux écrits des doyennes des études culturelles (Laura Mulvey, Adrienne Rich, Donna Haraway, Audre Lorde), mais aussi de la jeune relève (Iris Brey, Emilie Notéris, Julie Beauzac), Louise Van Brabant déconstruit les paradoxes et évolutions qui constituent ce fameux style « lynchien » dans son traitement de la figure féminine. Une tâche des plus complexes pour une analyse filmique soutenue.

Une première image frappe lorsqu’on se plonge dans l’univers Twin Peaks : le corps inerte de la jeune première (jouée par Sheryl Lee). Belle, blonde, blanche, morte, le corps de Laura recouvert de plastique gisant au bord de la rivière intrigue. Et quel regard porter sur ce corps ? Presque toujours cantonnée au statut de « victime » – un outil de développement narratif pour le héros masculin – la femme morte a bien trop souvent souffert d’instrumentalisation perverse. Ancré dans le trope intrinsèquement sexiste de la ‘Beautiful Dead Girl’, Twin Peaks part d’un ressort narratif a priori stérile et sexiste pour évoluer de manière surprenante dans un portrait aux multiples facettes. Les dualités s'entremêlent sous tous les visages : demoiselle en détresse, femme fatale, scream queen, final girl, monstrueux féminin... Détricotant les codes du vieil hollywood, des teen movies, slashers ou rape & revenge, l’analyse de l’autrice conjugue les archétypes et présente toute la pluralité du personnage de Laura Palmer. Reine de bal, mais aussi camarade de classe, amante, addicte, prostituée… Elle est en fait le catalyseur de toutes les couches qui font et défont le rêve américain.

« Tour à tour victime et vengeresse, Laura menace l’ordre établi depuis les limbes. Reine des absentes au royaume des reflets brisés, elle s'incarne en puissance sous toutes sortes de peaux [...] »

(en 4e de couverture)

Sur fond d'épicéas embrumés et de routes sinueuses (autre symbole phare chez Lynch), des artefacts rayonnent à Twin Peaks : les Chevrolets, les pavillons en bois, les jupes à carreaux, les cheveux gominés, les tartes à la cerise, les donuts... Évocateurs d’une banalité étrange, cette Americana malicieusement enrobée dans l’esthétique soap recèle de lourds secrets. Le glaçage sirupeux n’est qu’un leurre pour masquer les bouleversements profonds de l’Amérique d'après-guerre et la noirceur sous-jacente. Extrapolant la nature liminale de cette petite ville fictive de l'État de Washington, bordée entre le Canada et l’Idaho, Louise Van Brabant nous prouve que Lynch est un artiste à la croisée des chemins, transcendant toutes les frontières : de la fiction, de la réalité, de l’image, du choc.

Connu pour sa fascination (obsession ?) pour la violence, David Lynch aura passé l’entièreté de sa carrière à explorer la thématique du rêve américain et du traumatisme, en particulier par le prisme des femmes et de leur corps. Marqué dans son enfance par un incident de violence domestique dans son voisinage au cœur d’un petit village du Montana (également situé dans une région boisée du Nord-Ouest des États-Unis), l’artiste est happé par cette vision du mal qui lézarde la banlieue calme. Peintre, photographe, plasticien, musicien, acteur, Lynch, jamais formaté, toujours iconoclaste, s’approprie les arts et insuffle une noirceur poétique dans tous ses projets, en particulier dans Twin Peaks. Ce n’est pas un hasard si la rencontre Frost-Lynch découle d’un projet (inabouti) sur Marilyn Monroe, (Sex) symbole par excellence de la femme sacrifiée du l’autel du regard et immortalisée à outrance sur papier glaçé. Constante dans sa filmographie, la violence faite aux femmes et la prédominance des visuels choquants mènent à se questionner sur le regard (voyeuriste ?) du cinéaste ainsi que le nôtre. Bien sûr, montrer ne veut pas dire cautionner. Pourtant, il est nécessaire de s'interroger sur les motifs et dispositifs récurrents de la culture populaire et bien sûr, ceux du male gaze.

La femme aux miroirs le fait de manière remarquable. On y parle de l’objectification, de la sexualisation et de l’immobilisation des personnages féminins lynchiens, ainsi que de la complexité d'interprétation de ce regard masculin, à la fois omniprésent et évolutif. Quand on revoit les saisons 1 et 2 de Twin Peaks, on remarque la place que les femmes occupent : elles sont secrétaires, serveuses, prostituées, lorsque les hommes sont détectives, shériff, businessmen, docteurs. Elles sont passives lorsqu'ils ont le pouvoir. Force est de constater que Twin Peaks est certes un bijou nostalgique esthétiquement avant-gardiste, mais aussi un produit de son temps. Cependant, la grande force de la saga est son évolution. Avec un regard analytique pointu, Louise Van Brabant démontre à travers quatre chapitres à la fois originaux et méticuleusement sourcés la puissance plurielle et grandissante des personnages féminins sur l'entièreté du récit : Audrey Horne (Sherilyn Fenn), Annie Blackburn (Heather Graham), Denise Bryson (David Duchovny)1, Diane Evans (Laura Dern), la dame à la bûche (Catherine E. Coulson), et évidemment Laura Palmer. L’analyse permet de construire et déconstruire un portrait hors des limites du corps de l’épisode pilote – une révolution en soi dans le domaine du thriller.

Après l'événement Fire Walk With Me à Cannes en 1992 (qui avait divisé la critique en raison de ses scènes de violence incestueuse explicites et d'un ton globalement plus sombre), un basculement s’opère et une nouvelle frontière est franchie 25 ans plus tard. En 2017, au lendemain du mouvement MeToo, Twin Peaks prend un nouvel essor. Galvanisée par le budget confortable d’une nouvelle production (sur une chaîne du câble cette fois), la série se permet de repousser encore plus le cadre et de libérer la parole. Désormais au Texas, à Las Vegas et à New York, Lynch utilise les paysages, le potentiel du numérique, des jurons et encore plus de violence (pourtant ultra-tabous à la télé américaine) pour construire une vague de rage féminine et féministe. Puisant dans des influences hitchcockiennes, kubriquiennes et même dans la figure de la sorcière, l’émancipation féminine se fait alors au-delà des frontières du réel. Cet empouvoirement passe aussi par l’importance des personnages dits « hors-normes » et la représentation d’une masculinité plus sensible et excentrique (notamment chez Dale Cooper, brillamment joué par Kyle MacLachlan). Le passage du livre sur les notions de queer et d’écoféminisme, encore rares dans la recherche en français, est particulièrement pertinent. Face à la fiction éclatée et ambiguë, Louise Van Brabant attire notre attention sur les subtilités de l’horreur, sans oublier toute la tendresse et l’empathie qui existent malgré la brutalité. Comme décrit dans ce livre, les femmes de Twin Peaks prennent un nouveau (cont)rôle et subvertissent le male gaze, y compris celui de leur propre créateur.

Artiste aux nombreux talents, Lynch est l’un des rares cinéastes de sa génération à avoir autant embrassé le changement technologique et culturel. Précurseur dans les effets spéciaux, mais aussi créateur web avant l’heure (sa chaîne youtube vaut d’ailleurs le détour), c’est sans doute son audace formelle qui lui a permis de traiter du métaphysique comme personne. Entre conscient et inconscient, ombre et lumière, humain et non-humain, les thématiques oniriques et les interprétations multiples de son œuvre fascinent toujours – en témoignent les nombreux threads encore actifs sur Reddit. Il n’est pas étonnant de voir qu’en 1990 déjà, il casse les barrières du 7e art et s’empare de la télé, média autrefois considéré comme « inférieur » culturellement. En tant que créateur-star de série, on pourrait dire que le concept-même de showrunner qu'on connaît aujourd’hui fut initié par David Lynch. Le mystère Twin Peaks innove, passionne, et d’une certaine manière démystifie le surréalisme du cinéma expérimental en le transposant à la culture populaire accessible depuis son canapé. La résonance est immense.

Marquant le début de l’ère « prestige » télévisuelle, Twin Peaks a impacté à peu près toutes les productions américaines subséquentes, des Sopranos à Stranger Things en passant par Atlanta. Pionnière dans le thriller surnaturel type « mystery box » (jeu de piste ou puzzle sériel), elle a directement inspiré X-Files, Lost et The Leftovers. Elle a également contribué à établir dans la durée le genre horrifique sur le petit écran avec notamment The Walking Dead et American Horror Story (sur lesquels Jennifer Lynch a d’ailleurs travaillé). Quant aux héroïnes de Twin Peaks, victimes et vengeresses, leur héritage vit à travers Buffy Contre les Vampires, Veronica Mars, Desperate Housewives, Pretty Little Liars, Riverdale… Un impact culturel tel qu'il serait impossible de tout citer.

Tout autant vénéré par les films bros2 que par la communauté queer féministe, et malgré son regard parfois (trop) cru sur la souffrance des femmes, l’univers Twin Peaks est l’un des rares à rassembler les cinéphiles de tous bords. La femme aux miroirs nous démontre le potentiel fédérateur de cet ovni télévisuel. David Lynch est un paradoxe, multiple, transgénérationnel, essentiellement queer dans sa représentation du non-conventionnel. Comme en atteste sa présence médiatique éclectique, entre Vine et la Mostra de Venise, il eu le don de toucher à la fois ses pairs, légendes du grand écran, et les zillénials, friands de mèmes absurdes sur internet. Dans l’esprit de son collègue et ami, Kyle MacLachlan continue de se saisir des nouvelles technologies et fait ainsi vivre son âme d’adolescente sur les réseaux. Tantôt brat, tantôt demure, notre Dale Cooper à nous invoque avec poésie toutes les facettes de la teenage girl moderne – comme un énième reflet de l’image fragmentée et intemporelle de Laura.

Icône de pop culture, Laura explose les cadres. Elle confronte tous les points de vue : des hommes, des fans, de son créateur. Monument dans l'œuvre de David Lynch et dans l’art américain en général, Twin Peaks demeure au-delà des frontières de la fiction dans un imaginaire collectif en constante évolution. Laura Palmer : la femme aux miroirs propose un point de vue critique novateur tout en donnant l’envie de se replonger dans le charme languissant et incroyablement cynique de la série. Mettant en lumière de pistes d’interprétations queer et féministes, Louise Van Brabant ajoute une dimension supplémentaire aux mondes pluriels de l’Americana lynchien et, à travers les reflets envoutants de sa final girl, réconcilie les regards de fan et de femme.

Même rédacteur·ice :

Laura Palmer : la Femme aux Miroirs

de Louise Van Brabant
La fabrique des Héros, 2024
128 pages

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