L’avenir dure longtemps est l’adaptation d’un texte écrit par Louis Althusser en 1985. Cinq ans auparavant, il tue sa femme Hélène Rytman. Après deux ans d’hôpital psychiatrique, il essaie de comprendre la raison de ce meurtre dans son autobiographie. C’était au théâtre Poème 2 , et ça valait le coup d’œil.
En 1985, Claude Sarraute écrit dans le Monde : « Nous, dans les médias, dès qu’on voit un nom prestigieux mêlé à un procès juteux, Althusser, Thibault d’Orléans, on en fait tout un plat. La victime ? Elle ne mérite pas trois lignes. La vedette, c’est le coupable. » C’est à la suite de cette déclaration qu’Althusser, le célèbre philosophe, aurait décidé d’expliquer son acte par écrit 1 .
A priori, je ne peux qu’être d’accord avec Claude Sarraute : les coupables, lorsqu’ils sont des hommes célèbres, attirent en général plus de sympathie de la part des médias et des personnalités politiques ou culturelles que les victimes féminines. Il suffit de voir le traitement médiatique de la récente affaire Johnny Depp-Amber Heard ou les bruyants défenseurs de Roman Polanski lors de sa nomination comme président des Césars.
En général, pas d’analyses de fond mettant en relation les structures patriarcales dans lesquelles nous évoluons et les violences commises. Or, celles-ci ne sont pas purement conjoncturelles mais reflètent la manière dont la société considère les femmes 2 .
Pareillement, dans le spectacle L’avenir dure longtemps , ni le texte d’Althusser ni la mise en scène ne s’interrogent sur la banalité de l’acte – un mari assassine son épouse. Au contraire, le meurtre est présenté comme extraordinaire, isolé et incompréhensible, et le coupable est présenté comme également victime de celui-ci. Politiquement, cela me dérange, car cela répète l’idée que les violences commises par les hommes à l’égard des femmes ne disent rien d’un système sexiste.
Pourtant, malgré un a priori très critique, l’univers de la pièce m’a captivée, effaçant dans le moment mes réticences.
La mise en scène de Michel Bernard, la scénographie de Thomas Delord et l’interprétation époustouflante d’Angelo Bison font de la pièce un objet artistique fascinant. Le texte est livré comme un témoignage, subjectif et poignant. Durant une heure vingt, Angelo Bison, assis sur un petit tabouret inconfortable, incarne Louis Althusser et revient sur les moments forts de sa vie. Ses premières pollutions nocturnes, la rencontre avec sa future femme Hélène Rytmann, ses internements en hôpital psychiatrique. Le tout avec une précision maniaque du phrasé, des émotions tantôt contenues, tantôt débordantes et une sincérité qui touche au fragile.
Derrière le petit tabouret, un drap blanc est tendu, comme un écran sur lequel on ne projettera rien. Rappel du linceul et de la mort, celle-là même à laquelle Althusser se sent condamné par la sentence de non-responsabilité. Autour, des petits cailloux gris déposés sur le plateau forment une moquette visuelle. Le véritable écran est en fond de scène : images de barreaux placés devant des paysages de nature en noir et blanc ; la neige tombe sur une montagne ou sur une ville, des vagues se fracassent sur un rivage. Blancheur d’un monde silencieux, sourd, emprisonné comme Louis Althusser se sent emprisonné dans son propre cerveau et sa propre absence. Une création sonore signée Christian Coppin vient souligner subtilement certains instants, renforçant une impression globale de solitude et d’inéluctable.
Les mots d’Althusser ne nous éclairent pas vraiment sur le meurtre en lui-même car il ne sait pas pourquoi il a tué Hélène. Il essaie de comprendre malgré tout, en retraçant avec le plus d’honnêteté possible toutes les étapes qui le mènent à cette relation destructrice : de la mère castratrice qui l’empêche d’avoir des relations avec les femmes à la compulsion d’infidélité chronique, en passant par l’enfer à deux duquel on ne peut s’échapper. Il ne dit jamais « je l’ai tuée » mais bien « elle était morte ». Ce n’est donc pas le contenu, tristement banal, qui m’a captivée mais la construction du discours, écartelé entre le besoin de se justifier et la volonté de reprendre le contrôle. La tentative de rationaliser la folie, vouée à l’échec et pourtant soutenue jusqu’au bout.
Si le Louis Althusser campé par Angelo Bison n’est pas sympathique, certaines de ses phrases touchent au plus juste : sur l’angoisse d’être seul au monde, abandonné, sur la capacité très humaine à agir de la manière la plus cruelle qui soit parce que sur le moment c’est la seule possibilité qu’il nous reste. Depuis toujours je n’existais pas , nous dit-il, et les mots ouvrent un gouffre. D’où vient le sentiment d’existence ? Qui peut s’en prévaloir ? Comment peut-on être sûr qu’on existe sans le regard des autres ? Qui nous voit tel.le que nous sommes ; et sommes-nous vraiment quelqu’un.e ?
Entre les mailles du discours d’un homme intellectuel très cultivé, les angoisses existentielles les plus profondes et les plus primaires ne cessent de ressurgir et de nous questionner, nous, spectateur.rices.
Le spectacle ne nous livre pas un point de vue sur l’acte en lui-même, mais offre une réflexion sur la folie, la limite fragile entre ce que je sais et ce que je sens, entre qui j’essaie d’être et ce que je fais. La mise en scène sobre et subtile sert cette réflexion en s’effaçant au profit du discours et de son interprète. Le témoignage est nu, brutal et interloquant.
Sortie du théâtre et reprenant mes lunettes d’analyse féministe, je regrette malgré tout le manque de recul par rapport à un discours qui s’attarde encore et toujours sur les souffrances de ceux qui commettent les violences. Si le spectacle avait perdu sa vivacité de témoignage en ajoutant un point de vue critique, le Poème 2 aurait pu orienter différemment la médiation réalisée autour du spectacle. Or, au contraire, les vingt-deux pages d’analyse autour de Louis Althusser, dans les Petits Cahiers du Poème 2, écrite par Christian Druitte, s’engouffrent dans le trope trop commun du « crime passionnel » et de l’impossibilité du vivre à deux qui justifie toutes les violences. Le chapitre « je t’aime, moi non plus » (p. 80) est assez clair là-dessus : le meurtre s’explique par la non-issue d’une relation exceptionnelle, malsaine et destructrice. Passage choisi : « Prisonnier d’Hélène, certes... Angoissé par cet amour offert, peut-être... Meurtrier pour libérer Hélène de son amour dans une crise de totale confusion... On appelle cela un suicide altruiste... » 3
Ma subjectivité émotionnelle m’a fait adorer cette pièce ; ma rationalité militante me souffle qu’encore une fois que l’idéologie 4 dominante est celle qui veut qu’il n’y ait pas eu vraiment de meurtre si le coupable est masculin, respecté dans son domaine, et célèbre.
Comme quoi, l’œuvre d’art échappe parfois à ce qu’elle représente. Mon émotion n’est pas liée à mes convictions. Mes coups de cœur ne sont pas logiques. Mes sensations face à la neige qui tombe sur un écran et un homme seul qui parle ne sont pas dicibles. La possibilité de ne « pas se raconter d’histoire », « la seule définition du matérialisme » 5 d’après Althusser, me semble chimérique.
Althusser se raconte une histoire en écrivant au plus proche de sa réalité et je me raconte une autre histoire en écoutant son texte.