Cet extrait, issu de la pièce de théâtre Les Grenouilles d’Aristophane, illustre parfaitement ce que sont les Empouses : des monstres féminins. Selon le dictionnaire de l’Académie française, le nom Empouse, emprunté du latin scientifique empusa, désigne une « espèce de monstre femelle ». Ces entités mystiques sont au cœur du dernier roman d’Olga Tokarczuk, Le Banquet des Empouses.

Le mythe de la femme démoniaque, ou plutôt d’un démon qui prendrait l’apparence d’une femme pour venir séduire et dévorer les hommes, est courant dans les œuvres et les mythes de l’Antiquité. Ces représentations péjoratives des femmes sont encore bien ancrées dans notre culture occidentale telles que dans les films, les livres, les discours, etc. Olga Tokarczuk l’a bien compris et décide de s’en inspirer pour son nouveau roman traduit en français par Maryla Laurent et paru en 2024 : une habile réécriture féministe du chef d’œuvre La Montagne magique de l’écrivain allemand Thomas Mann. La romancière polonaise, prix Nobel de littérature en 2018, militante féministe et pour les droits des minorités, nous revient ici avec un texte qui nous plonge dans un récit captivant mêlant enquête et réflexion sociale.

En septembre 1912, Wojnicz arrive au sanatorium de Görbersdorf, espérant que le traitement et l'air pur arrêteront sa tuberculose. Il rejoint une société masculine et misogyne obsédée par la « question de la femme » et la marche du monde, tandis qu'une mystérieuse entité féminine puissante se glisse en arrière-plan. Dans cette atmosphère, Wojnicz s’interroge sur son identité, tandis qu’une série de meurtres terrifiants l'obligent à affronter des forces obscures qui l'ont déjà pris pour cible.

Le Banquet des Empouses est un roman qui marie subtilement misogynie, virilité, féminité, mystère et quête d'identité. L'autrice s'attelle également à déconstruire les mythes entourant certains auteurs classiques, piliers de la culture occidentale, dont les œuvres véhiculent encore des idées profondément misogynes.

Wojnicz et la découverte de son identité de genre

Pour mieux comprendre ce thème de la quête d’identité, Olga Tokarczuk nous invite ici à suivre l'évolution de Wojnicz. Il est un personnage en quête de lui-même, dont le parcours se distingue par une profonde introspection. Contrairement aux autres pensionnaires, marqués par leur haine des femmes, Wojnicz se sent relié à elles, nourrissant un lien émotionnel fort. C’est notamment, les explorations dans le cabinet privé de la défunte épouse du directeur du pensionnat qui marque un tournant crucial dans son voyage intérieur, « comme si la chambre de madame Opitz avait été en lui depuis toujours ». Là, il s'abandonne à l'expérience de porter des vêtements féminins, découvrant ainsi une identité de genre longtemps réprimée. Ces moments de transformation sont autant d'étapes vers l'acceptation de son identité profonde.

Avec une grande subtilité, Olga Tokarczuk aborde des thèmes complexes tels que l'identité de genre au début du XXe siècle, révélant dans ce cadre apparemment saturé de virilité, une féminité qui, lentement, finit par s'imposer. Le roman illustre ainsi comment, même dans un univers dominé par la masculinité, la féminité trouve son expression et transforme les individus qui s'ouvrent à elle.

Entre description et réflexion

Quant à l’écriture, l'un des points forts du roman réside dans l'alternance habile entre des descriptions minutieuses – que ce soit des scènes de cure, des paysages polonais envoûtants ou des moments d'introspection des personnages – et une intrigue bien ficelée. L'enquête, qui sert de fil conducteur, est habilement entrelacée avec des scènes de vie quotidienne, comme des discussions informelles, des promenades en forêt ou des visites chez le médecin. Ces éléments, en apparence banals, contribuent à créer une atmosphère immersive, offrant au lecteur une meilleure compréhension des personnages et de leurs relations. Ils jouent également un rôle essentiel dans la progression de l'enquête, car chaque détail apporte une nouvelle pièce au puzzle.

Les femmes, au cœur d’un débat masculin

En ce qui concerne la représentation de la femme, Olga Tokarczuk l’aborde selon les perspectives et les discours en vogue au début du XXe siècle. En effet, au cours de leurs nombreux diners et balades, les hommes de la pension discutent de géopolitique et de la « question féminine ». Cette dernière est toujours abordée par la négative et de nombreux propos misogynes. C’est par exemple durant l’un de ces échanges que les pensionnaires s’accordent à dire que « la femme est simultanément sujet et objet, de sorte que ses choix ne peuvent être que partiellement conscients… ». Pour illustrer ces débats, Olga Tokarczuk a paraphrasé les propos misogynes des textes de plusieurs grands auteurs dits classiques comme Jean-Paul Sartre ou encore William Shakespeare. C’est ainsi que la romancière dénonce le sexisme comme faisant partie intégrante de la culture classique, du socle de notre civilisation, continuant ainsi d’influencer notre société contemporaine.

Les empouses, une entité omniprésente et omnisciente

Enfin, la plume d’Olga Tokarczuk est, sans surprise pour qui l’a déjà lue, remarquable, notamment dans la construction habile de son intrigue. Elle arrive, subtilement, à donner une présence forte à une mystérieuse entité féminine : les empouses. Ces figures mythologiques, narratrices de l’histoire, prennent la parole à la première personne du pluriel, offrant une perspective omnisciente et quasi surnaturelle. Invisibles mais omniprésentes, elles observent les hommes et transforment les lecteurs en voyeurs involontaires : « Nous les empouses, nous les observons d’en bas, comme toujours, par en dessous [...]. »

Même s'il y a peu de personnages féminins, les femmes occupent pourtant une place centrale. Elles sont au cœur des discussions masculines, elles les habitent et deviennent aussi agent de leur destruction.

Le Banquet des Empouses est un livre brillamment écrit, passionnant, énigmatique et réflexif. La justesse d’écriture mêlée à une intrigue bien construite permettent ainsi d’emmener le lecteur dans un voyage réflexif sur la représentation des femmes au début du XXe siècle.