Le cinéma reclus (3)
Les monstres ont tombé le masque et sont maintenant remplacés par des baraques à l'allure terrifiante. Au travers de trois films et une série estampillée Netflix, nous allons mesurer l'impact de l'environnement lorsqu'un groupe de personnes vit reclus en son sein. À l'intérieur de ces murs épais se joue un spectacle qui brouille constamment nos clés de lecture.
Il ne sera plus question de créatures dans cette deuxième partie. Les monstres ont tombé le masque et sont maintenant remplacés par des baraques à l'allure terrifiante. Au travers de trois films et une série estampillée Netflix, nous allons mesurer l'impact de l'environnement lorsqu'un groupe de personnes vit reclus en son sein. À l'intérieur de ces murs épais se joue un spectacle qui brouille constamment nos clés de lecture.
- The Haunting (1963, Robert Wise)
Hill House est une demeure au passé sinistre, forgée par la tragique mort de ses géniteurs. Spécialiste dans le domaine du paranormal, le professeur Markway loue le manoir pour y mener une expérience et découvrir les signes d'un autre monde. Il s'entoure d'un groupe de trois personnes pour parvenir à ses fins, laissant la maison démontrer l'étendue de sa sulfureuse réputation.
Pour tous les amateurs de cinéma fantastique, La maison du diable en reste certainement l'un de ses plus illustres représentants et modèles. En 1963, Robert Wise se trouve au sommet de son art et symbolise merveilleusement la logique hollywoodienne des genres. Western, péplum, guerre, policier, il affirme depuis plusieurs années l'étendue de son répertoire cinématographique. Ayant débuté par le fantastique avec Curse of the Cat People ( La malédiction des hommes-chats , coréalisé par Gunther von Fritsch) en 1944 et The Body Snatcher ( Le récupérateur de cadavre ) en 1945, il décide de renouer avec ses premiers amours et s'empare de The Haunting of Hill House (La Maison Hantée ), une nouvelle signée par Shirley Jackson en 1959 qui continue encore de fasciner aujourd’hui.
Pour décupler l'effet de terreur provoqué par la maison en elle-même, Robert Wise s’appuie sur le concept de suggestion de la peur. Il laisse l’ambiguïté s'installer par l'absence de représentation, concept évoqué dans l’analyse d’ Alien de Ridley Scott qui s’inspirait de Jacques Tourneur et son illustre producteur Val Lewton (ce dernier n'est autre que le premier employeur de Wise).
Si ce principe a pour but de faire sursauter les personnages tout en jouant sur une astucieuse économie de moyens, il permet au cinéaste de pleinement immerger son spectateur dans le décor. La beauté du cinémascope en noir et blanc, soutenu par des effets de contre-jour et de contre-plongée récurrents, permet de transcender l'aura déjà bien flippante du manoir. Le moindre élément devient propice à une escalade de terreur, magnifiée par une mise en scène aux allures gothiques. Chaque bruit devient une menace, les grincements s’apparentent à des signaux, chaque courant d'air incarne la présence d’un esprit, et le regard des statues transperce la caméra. Tout au long du film, Wise poursuit une réflexion lancée dès la première nuit passée par les occupants. Eleanor (l’incroyable Julie Harris) et Théodora (Claire Bloom) sont terrorisées par des bruits retentissant derrière les murs et finissent par laisser éclater une intrigante hystérie lors du retour des deux hommes. Plutôt que d’associer la peur liée à des phénomènes visibles, le cinéaste insiste sur la réaction de ses personnages et sur leur sensibilité exacerbée. L’isolement amplifie leur névrose, mettant en relief une réalité bien différente de celle qu'ils entendaient dévoiler. La Maison du Diable a exercé une grande influence sur l'imaginaire des cinéastes, notamment Stanley Kubrick qui structure Shining (1980) autour du même concept (un autre grand film lié au confinement).
- The Haunting of Hill House (2018, Mike Flanagan)
Été 1992. La famille Crain s'installe temporairement dans un ancien manoir, Hill House, dans l'optique de le rénover et s'enrichir par la suite. D'étranges événements commencent à se dérouler, laissant apparaître la lugubre histoire qui habite la demeure. Un soir, Hugh, le père, prend la fuite avec ses enfants, laissant sa femme en proie à une force maléfique. 26 ans plus tard, l'emprise de Hill House semble toujours bien présente au sein de la famille.
55 ans après Robert Wise, Mike Flanagan décide de s'emparer à nouveau du matériau original et réalise une des séries les plus abouties proposées par Netflix. Contrairement au récit de son aîné, Flanagan choisit de se focaliser sur la genèse du cadre diaboliquement majestueux. Il joue sur une double temporalité et montre les répercussions que l'enfermement dans le manoir a eu sur l'évolution des personnages. À tour de rôle, Flanagan propose un focus sur les membres de la famille Crain pour mieux déterminer la nature pathologique de leur lien. Les fantômes semblent bien réels et imposent leur terreur sans surgir de l'obscurité. Ils vont et viennent dans les couloirs, approchant leur victime en plein sommeil. Il faut voir cette séquence géniale où la caméra pivote autour de la pauvre Eléanor (très convaincante Victoria Pedretti), laissant apparaître un corps terrifiant qui lévite au dessus de son visage innocent (voir l’épisode « La femme au cou tordu »). Le cinéaste associe la peur des personnages à des éléments bien concrets mais choisit parallèlement de brouiller les pistes pendant une séquence clé de la série. Lors de la fuite de la famille en pleine nuit, le cinéaste adopte le point de vue du père et des enfants laissant le spectateur interpréter les maux qui rongent la mère. Avec l’angle de la caméra, elle apparaît tel un fantôme cherchant à emporter l'âme des êtres qu'elle chérit tant.
Flanagan accorde également beaucoup d'attention à une pièce de la maison : la mystérieuse “Chambre rouge”, une pièce verrouillée de l'intérieur, inaccessible et pourtant si familière pour tous. Véritable matrice de l'imaginaire des personnages, elle représente les fantômes du passé et les incite à faire leur introspection. Elle est filmée sous tous les angles, sous toutes les coutures et pourtant, son origine demeure trouble à l'image de ses occupants. La logique des événements du récit permet de questionner le spectateur en lui laissant entrevoir différentes pistes de compréhension.
- Suspiria (1977, Dario Argento)
La jeune Suzy Bannion s'envole pour Fribourg et sa prestigieuse école de danse. Une fois arrivée sur place, elle va assister à une disparition pour le moins étrange et immédiatement se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond au sein de l'établissement. Forcée à demeurer en internat, elle va découvrir la vraie nature de la bâtisse et de ses occupants.
Si John Carpenter est considéré comme le maître américain de l'horreur, il ne fait aucun doute qu'Argento jouit de la même aura de l'autre côté de l'Atlantique. Grand faiseur de giallo dans la lignée de Mario Bava (ces récits à l'intrigue policière, mêlant érotisme et horreur), il propose avec Suspiria une relecture des codes de ce genre emblématique sur fond d'un trip autant hallucinatoire qu'anxiogène. La demeure du récit laisse rapidement éclater toute l'extravagance de son architecture, mise en relief par la bande-son génialissime d’oppression de Gobelin (ce groupe culte italien intimement lié à la filmographie de Dario Argento) . Fidèle à sa réputation, le cinéaste ne fait pas dans la dentelle pour exposer le premier meurtre qui pose les bases d'un diabolique mécanisme. Gros plans, visage crispé, couloirs vides, musique étouffante, et cette terreur invisible laissant place à une main gantée. Le cauchemar s'amplifie par le recours au procédé de technicolor, avec un jeu intense sur les couleurs qui vient apporter une résonance particulière au décor. Le crime dégouline d'une troublante beauté, annonçant autant de mystères que d’effrois.
Dès les premiers instants, l'établissement qui abrite bien malgré elle Suzy Bannion baigne justement dans une atmosphère terrifiante. Elle perçoit la présence d' une force mystérieuse caractérisée tant par des codes visuels (les ombres grandissantes, l'imposante architecture sublimée par les angles de caméra) que par les dialogues (les élèves préviennent d’un danger). Décidée à en trouver son origine, elle révèle au passage un secret démoniaque enfoui depuis un siècle. Suspiria s'impose comme une expérience sensorielle et reste certainement la plus grande réussite de son illustre réalisateur. En ouvrant le cinéma d'horreur à un traitement expérimental, comme a pu le faire Tobe Hooper avec Massacre à la tronçonneuse , Argento a notamment influencé de récentes réalisations franco-belges avec Hélène Cattet et Bruno Forzani qui proposent une belle relecture des codes du giallo ( Amer , L'étrange couleur des larmes de ton corps ).
- Mother (2017, Darren Aronofsky)
Un écrivain vit avec sa femme reclus pour trouver l'inspiration. Lui tente de produire sa dernière œuvre, elle tente de reconstruire tant bien que mal une vaste demeure autrefois ravagée par un incendie. Isolés de tous, ils vont être surpris par un étrange couple qui découvre l'endroit par le plus grand des hasards. C'est ce qu'ils prétendent en tout cas dans un premier temps, avant de prouver que leur visite sur place n'a rien d'anodine .
Darren Aronofsky a pour habitude de délivrer des œuvres chocs et stylisées, sur fond de noirceur et de personnages complexes. Le racoleur Requiem for a Dream a marqué l'ensemble d'une génération, Black Swan a récemment dérangé plus d'un spectateur, au même titre que se frasque biblique Noah a pu en dérouter autant d'autres. Mother affirme encore un peu plus le côté provocateur du cinéaste américain qui divise plus que jamais la critique et les spectateurs. Certains crient au génie, d'autres revendiquent un véritable navet indigeste, il faut peut-être plutôt y voir une forme d'aboutissement au regard de la filmographie d'Aronofsky. Il délaisse les narrations complexes, les reconstructions historiques, les portraits grandiloquents pour se focaliser sur une histoire simple en y abordant des thématiques dont il raffole (la création, la (re)naissance, la foi...). Il ne s'encombre même pas de nommer ses personnages, en leur trouvant simplement des qualificatifs (Javier Bardem, le poète, Jennifer Lawrence, la femme du poète). L'essentiel se joue ailleurs.
Il plonge le spectateur au cœur d'un huis clos étouffant où la maison est filmée comme un être à part entière. Dès les premiers instants, le personnage interprété par Jennifer Lawrence (qui signe son meilleur rôle) fait corps avec la maison qu'elle repeint (elle entend battre son coeur). Le spectateur adopte directement le point de vue de la jeune femme, soutenu tout le long du film par une caméra portée au plus près d'elle. Progressivement, le quotidien paisible du couple va être troublé par des invités de plus en plus encombrants laissant au passage la porte ouverte à un vent de folie. Le chaos s'installe (la mort, la destruction de bien, l'intrusion indécente...) pour mener avec surprise vers un final complètement barré où hémoglobine, inspiration créatrice et progéniture ne font qu'un. Paradoxalement, si la mise en scène liée au portrait surréaliste de ce couple reclus apparaît comme plus épurée, Aronofsky propose certainement son film le plus judicieusement hystérique.
Les démons ont un visage
Dans The Haunting , lorsque le personnage d’Eleanor affirme être retenue par la maison, c'est surtout ses démons intérieurs qui parlent. La peur véhiculée par le film découle bien entendu de l’imposante architecture savamment découpée et sublimée par Wise, mais également des réactions et émotions dégagées par ses personnages. Il insiste sur leur vécu, leur caractérisation psychologique pour amplifier la résonance des événements qu'ils vivent reclus dans une maison. L'horreur dégagée par l’environnement fait ressortir le côté diabolique de chacun, dans ce sens où les démons ne leur accordent aucun répit. Il faut voir le destin tragique que Wise réserve à son personnage principal. Il se garde toutefois bien de dire que les événement sont réels et maintient un flou constant.
En posant les bases d'une maison hantée par des esprits humanisés, Wise enfonce une porte toujours bien ouverte comme le rappelle Mother . Outre un rôle d'amplificateur d'émotions véhiculées par les personnages, la demeure devient une métaphore à part entière. La maison symboliserait en réalité l'âme du personnage incarné par Jennifer Lawrence. Elle se démène pour retaper l'entité tant bien que mal pendant que son mari gamberge et tente de trouver l’inspiration. Plus elle insiste, plus il se bloque, se crispe, s'énerve. Il lui répète son besoin vital de s'entourer de nouvelles idées, de s'aérer, s'émanciper d'elle qui ne quitte jamais les lieux. Elle se sent justement agressée lorsque des personnes s'introduisent dans la demeure pour approcher son mari. Dépitée par son incapacité à être aimée et satisfaire son être cher, elle sombre dans une paranoïa progressive qui va mener jusqu'à son explosion au sens imagé du terme. Dès le début, Aronofsky nous montre l'identification pathologique que son personnage entretient avec la maison, signe éminemment représentatif de son lien amoureux (car liée au vécu de son mari). Elle veut à tout prix s'accaparer cet être créatif et séduisant mais ne parvient pas à conserver son attention. Plus il s'éloigne, plus elle perd le sens de la réalité, de la raison.
Inversement, Mike Flanagan et Dario Argento entendent légitimer la hantise qui habite The Haunting of Hill House et Suspiria . Ils exposant clairement l'existence d'une force surnaturelle qui détermine les actions de leur personnage. Mais, tout comme Robert Wise, ils insistent également sur le caractère exubérant et trouble de leurs personnages, en imposant leur point de vue. Le but est alors de brouiller les pistes du spectateur, qui adopte la posture des victimes. Les fantômes deviennent bien réels mais lorsqu'on y regarde de plus près, de nombreux indices sont disséminés pour amener d'autres pistes de réflexion apportant une tonalité différente au récit. Par exemple, dans Suspiria , l’identité du tueur reste bien gardée malgré la découverte de son origine. Argento réalise au passage une des plus maladroites séquences du film en montrant Suzy Bannion au prise avec l'esprit démoniaque et se garde bien de révéler à qui appartenaient les mystérieuses mains gantées. Dans The Haunting of Hill House , bien qu’amputée, la famille Crain semble enfin prête à s’émanciper de ses démons. Lors de la clôture de la série et de la résolution du mystère de la Chambre rouge (on retrouve une salle rouge dans Suspiria ), Flanagan montre que les fantômes existent tout en suggérant que les personnages perpétuent leur délire. Le réalisateur avouera lui-même avoir modifié le final , offrant une piste de lecture différente dans l'optique d’épargner le spectateur (et pour satisfaire les patrons de Netflix, qu’on se le dise).
Malgré les nombreux ressorts horrifiques sur lesquels reposent ces oeuvres, la vraie peur émane de la relation malsaine qu'entretiennent entre eux les personnages. De manière générale, les cinéastes jouent sur l'apparente façade diabolique des maisons pour canaliser la folie et la névrose qui habitent les personnages. L'isolement au sein de la demeure incite les personnages à s'exposer psychologiquement parlant. Les démons ne peuvent pas être refoulés car ils se reflètent sur des murs hantés par leurs propres histoires. Les fantômes qui habitent les demeures sont le miroir d'une réalité bien concrète et d'une existence refoulée. Comme quoi, la hantise est finalement affaire de point de vue.