Parue en mars chez Casterman, la bande dessinée le Don de Rachel d’Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg fait s’entrecroiser les époques pour raconter l’histoire d’une femme et du regard que son siècle et les suivants posent sur elle. C’est le récit nébuleux d’une jeune parisienne au milieu du XIX e siècle qui lit au-delà du monde qui l’entoure. Rachel disparue, elle devient légende, et le récit devient celui de sa réapparition, plus de cent ans plus tard, à travers le travail d’une metteuse en scène de ballet danoise, et les questionnements d’une photographe londonienne.
L’histoire nous fait jongler avec le temps et les lieux : 1848 à Paris, les années 1980 à Copenhague et le Londres d’aujourd’hui. Comme dans le roman les Heures de Michael Cunningham – qui est cité comme une inspiration principale –, on découvre trois destins qui s’influencent entre eux, mais déterminé par un seul. Tout est déclenché par l’existence au XIX e siècle de Rachel, une femme au mystérieux talent, qui voit à travers les lieux et les époques. Elle est partagée entre la portée de son don et la futilité de son époque : la jeune femme pourrait changer les vies, mais est reléguée à du divertissement et des tours de passe-passe. La haute société parisienne n’accepte de la consulter qu’en tant que bête de foire, sans comprendre ce personnage étonnant et mélancolique qu’est Rachel. Elle finit par disparaître du jour au lendemain.
Plus de cent ans plus tard, on retrouve Rachel à travers une prestation de danse que met en scène la chorégraphe Liv Nexø, puis, après un nouveau bond dans le temps, dans les yeux de la photographe britannique Virginia Day. Dans chacun de ces points de vue, le récit soulève la question du rapport entre le monde, le mystère, et l’art : comment, en effet, raconter ce qu’on n’explique pas ? Dans quelle mesure peut-on représenter l’inexplicable tout en lui restituant la zone d’ombre qui l’entoure, sans clichés et sans l’exploiter ? Ainsi, la bande dessinée enchaîne les mises en abyme, interrogeant sa propre raison d’être. Ainsi que l’exprime la scénariste, Anne-Caroline Pandolfo : « On ne comprend pas tout, et il ne faut surtout pas chercher à comprendre ».
Stylistiquement parlant, Terkel Risbjerg voyage d’une unité esthétique à l’autre. Ainsi, les ruptures de style sont aussi fréquentes que les ruptures d’époque, ce qui permet d’illustrer l’idée de sauts dans l’espace et le temps, mais aussi celle de « tableaux » cohérents et harmonieux, empreints chacun d’une atmosphère propre. On retrouve également tout au long du récit des jeux de clairs-obscurs qui accompagnent la tension entre l’inconnu et le dévoilement dont il est question.
Le Don de Rachel est aussi l’histoire de trois destins de femmes qui tentent, chacune à sa manière, d’évoluer dans une époque donnée en revendiquant une spécificité. Tous leurs modes d’expression sont, d’une certaine façon, reflétés dans la narration ou dans le dessin. Le « don » de Rachel est incarné dans le travail de la lumière ; la danse de Liv dans l’entrelacement, en trois temps, des histoires ; la photographie de Virginia dans les planches travaillées à la manière d’œuvres d’art pouvant être contemplées individuellement.
Même si j’aurais probablement préféré que les parties de Liv et Virginia soient davantage développées, la brièveté de leur présentation n’empêche pas la construction de personnages plutôt intéressants. J’ai tout de même regretté que la bande dessinée se termine aussi brutalement que Rachel disparaît : juste en nous laissant un peu trop sur notre faim, mais en conservant une aura de mystère.