Le Grand Vide de Léa Murawiec
Une dystopie magnifiée par un dessin époustouflant
Le Grand Vide de Léa Murawiec, sorti en 2022, nous plonge dans une dystopie dans laquelle le manque de « Fame » conduit à la mort. Grâce à des dessins plein d’ingéniosité, celle-ci représente, à l’extrême, notre rapport au regard de l’autre.
C’est la couverture de cette BD qui m'a immédiatement donné envie de la lire. Le dessin ainsi que les couleurs lui donnent un impact saisissant. On a vraiment l'impression, en la voyant, d’être happé dans un monde nouveau. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé à la lecture de ce Grand Vide. Dessinée et scénarisée par Léa Murawiec, elle est sortie en 2022 aux éditions 2024, ce qui nous offre une excellente raison de la découvrir cette année. Nous y sommes plongés dans un monde dystopique dans lequel chaque être humain survit grâce à sa présence dans les pensées des autres : plus une personne pense à un individu, plus cet individu pourra vivre longtemps, jusqu'à en devenir immortel. Les célébrités y sont donc les personnes les plus chanceuses car elles accaparent toutes les pensées de la population. Les gens ordinaires, eux, ont plus de mal à exister, et ils font donc appel à des centres dans lesquels des employés lisent leurs noms afin de donner un peu de présence à ces gens ordinaires.
Manel Naher, l'héroïne de cette BD, se trouve dans la catégorie des personnes ordinaires. On va donc suivre son aventure pour aller dans le grand vide, un lieu où la population de cette dystopie n’a que très peu d'informations mais qui sonne comme l’écho d’une échappatoire à ce système pour Manel. « La possibilité de vivre commence dans le regard de l'autre », cette phrase de Michel Houellebecq est bien représentée dans Le Grand Vide. Les réseaux sociaux et la dépendance qu’ils peuvent susciter servent évidemment de socle à la dystopie présentée, notamment dans ce besoin d’exister ou cette recherche de stratification. On peut alors se retrouver dans l’évolution de son personnage principal qui semble très juste : Manel veut fuire ce monde anxiogène comme on pourrait avoir envie de le faire avec les fameuses posts de réseaux sociaux. Bon nombre d’entre nous ont déjà effectué cette cure de désintox. Sauf que cette envie de libération ne dure pas et nous nous retrouvons à nous complaire à nouveau dans ce qui nous avait donné envie de fuir. Le personnage de Manel illustre également comment le regard des autres peut nous transformer. On voyage alors entre écœurement à son égard et compassion, faisant d’elle un personnage nuancé qui s'inscrit presque comme un antihéros. Léa Murawiec amplifie ce que nous avons tous déjà ressenti devant les réseaux pour créer cet univers dystopique.
Ce qui m’a le plus fasciné dans Le Grand Vide, c’est sans doute le dessin. Les cases minimalistes rendent la lecture très rythmée et on se laisse couler à travers les cases sans buter sur des éléments de fioriture. Elles permettent également de retranscrire des émotions ou des blagues avec beaucoup de justesse, car Léa Murawiec se concentre sur ce qui provoque le ressenti et non ce qui l’habille. On y trouve une sorte de mélange entre les codes du manga et ceux du cartoon qui offrent un panel d’actions qu’il est rare d’observer dans l’univers de la BD francophone. D’autres dessins sont, quant à eux, beaucoup plus élaborés et donnent un aspect plus solennel au récit, presque angoissant. Cette dualité entre composition réaliste et abstraite provoque un vrai impact lorsque l’on découvre une case fourmillant de détails. On reste alors encore plus concentré et admiratif devant ces planches, comme si l'auteur nous proposait de faire une pause et de contempler. Cette invitation survient souvent dans les moment où le personnage, lui aussi, évolue dans un moment suspendu de cette dystopie qui semble aller à toute vitesse. Cette impression est due au dessin qui la met en avant, notamment avec le côté minimaliste qui permet une lecture plus rapide ou par exemple avec une approche technique qui fait se déplacer plus vite le personnage que les cases qui l’encadrent.
L’utilisation de trois couleurs dans les dessins, le bleu, le rouge et le blanc, confère une harmonie à la composition très douce qui nous donne aussi envie de prendre le temps de nous arrêterr. La découpe des cases est également intéressante et sert au dynamisme de l’histoire ainsi qu’aux propos abordés. Lorsque Manel va savoir s'il lui reste assez de présence pour survivre en est un parfait exemple.Une machine gigantesque prenant toute une page va alors nous révéler le résultat. Le suspens et le découpage des cases vont permettre de faire monter la tension. Chaque case entoure cette machine pour la couronner de toute l’intention intra et extradiégétique : chaque vignette représente les secondes d’attente avant le résultat. On a donc l'impression que l’attente est interminable. Il y a ainsi de nombreux jeux dans la composition des cases et même des phylactères qui sortent de l’utilisation classique. Certains parcourent ainsi entièrement la page ce qui donne une impression de résonance dans l’univers intradiégétique de l'œuvre. Ces éléments anodins en première lecture viennent pourtant imager l’état psychologique du personnage.
Cependant, si les dessins m'ont transporté complètement dans cet univers, le scénario m'a, quant à lui, moins séduit. J’ai eu l'impression que tout allait trop vite et que certains éléments n’avaient pas le temps de se développer. Reste qu’il parvient par contre très bien à mettre en lumière les enjeux de ce monde complètement nouveau.
Au-delà d’être un voyage dans une dystopie, Le Grand Vide est un voyage à travers les émotions d’une jeune fille perdue, et c’est cette attention au sentiment humain dans ce qu’il a de plus profond qui donne tout son charme au dessin de Léa Murawiec.