Le Lapin de Chloé Delchini
Le mythe d’Ulysse revisité à l’ère contemporaine
À tout juste 27 ans, Chloé Delchini publie avec Le Lapin son premier roman. Dans cet olni1 à l’écriture percutante, elle détaille les déambulations nostalgiques d’un jeune cadre parisien, de retour après dix ans d’absence dans la ville où il a grandi.
« Rien n'est plus cher à l'homme que sa patrie et ses parents ; quand bien même il habiterait, loin de sa famille, une riche demeure sur une terre étrangère. »
Cette phrase tirée de l’Odyssée d’Homère résume à elle seule l’épopée d’Ulysse « aux mille ruses », héros grec mythique revenu parmi les siens après des années d’errances, au sortir de la guerre de Troie. Un épisode emblématique de la mythologie classique qui, aujourd’hui encore, continue d’habiter notre imaginaire collectif.
Preuve en est ce roman de Chloé Delchini, sobrement intitulé Le Lapin, qui prend la forme d’une réécriture moderne du retour au bercail d’Ulysse. Exit, cependant, la violence et l’idéal du guerrier assoiffé de sang et de vengeance qu’on trouvait représentés dans le mythe originel. Ici, Ulysse est un jeune homme mélancolique, revenu dans sa ville d’origine pour se retrouver, lui, et surtout, Pauline, son amour de jeunesse. Pour faire court : on sent que le romantisme est passé par là.
Là où Homère représente le massacre des prétendants de Pénélope, Chloé Delchini, elle, met l’emphase sur les sentiments d’Ulysse, la nostalgie qu’il éprouve en parcourant le décor de ses jeunes années, l’espoir qui le transporte lorsqu’il songe à ses retrouvailles avec Pauline. Son Ulysse n’est pas le héros courageux qu’on connaît tous, revenu de Troie pour défendre son honneur et sa légitimité à régner. Lui est un homme ordinaire, poète des temps modernes redoutant le passage à l’âge adulte, égaré dans le fil de ses pensées.
Pour autant, le texte est tout sauf le pastiche poussiéreux d’un auteur érudit du XIXe. Ses punchlines et son rythme effréné revendiquent, au contraire, son appartenance à une culture plus contemporaine, plus urbaine, évoquant davantage une chanson de Diam’s qu’un poème de Lamartine. Un pari osé, mais largement réussi pour Chloé Delchini, qui fait avec ce premier roman une entrée fracassante sur la scène littéraire.
Pourtant, au moment de refermer ce livre, je réalise que ce n’est pas cette virtuosité stylistique qui m’a le plus frappée. Tout au long de ma lecture, c’est bien plus la trajectoire personnelle d’Ulysse que les mots employés pour la décrire qui m’ont marquée. Ce garçon de 18 ans qui rêvait de conquérir Paris, mais qui, dix ans plus tard, souhaiterait remonter le temps. Cette atmosphère douce-amère, qui donne au livre un parfum de nostalgie. Ces lieux que je n’ai jamais visités, mais qui, à travers les yeux d’Ulysse, m’apparaissent si familiers. Parce que Le Lapin évoque d’abord et avant tout une expérience humaine universelle, dans laquelle tout un chacun pourra se reconnaître : non seulement ce lien si particulier qui se tisse entre nous et le théâtre de notre enfance, mais aussi cette désillusion qui nous frappe, une fois arrivé à l’âge adulte, en découvrant « le monde des grands ». Une société à mille à l’heure faite d’open space, de « salutations distinguées » et de storytelling, au détriment de l’authenticité.
Je dois en revanche reconnaître que ce n’est pas un livre qui se lit facilement, de par sa dimension très contemplative. De bout en bout, le narrateur ne fait, en effet, que se balader dans les rues de sa ville natale sans qu’il ne lui arrive quoi que ce soit de notable, au risque de nous assoupir par moment.
Ceci dit, Le Lapin reste un bijou d’esthétisme et de poésie qui vaut assurément le détour, si vous êtes amateur de belles lettres, ou romantique dans l’âme. Nés d’un mélange audacieux d’influences très variées, les mots s’y déroulent comme sur une partition, orchestrée avec beaucoup de talent et d’intelligence sous la plume vive et novatrice de Chloé Delchini, même si le manque d’action et de dialogues se fait parfois ressentir.