critique &
création culturelle

Le Lauréat

Portrait d'une métamorphose américaine

Après le remarqué Qui veut la peau de Virginia Woolf, Mike Nichols envisage un second long métrage plus personnel, à travers lequel il pourra aborder son pays et les évolutions sociales auxquelles celui-ci fait face en ce milieu des années 60. Aujourd’hui, alors que presque soixante années nous séparent du Lauréat, cette œuvre majeure apparaît comme le témoignage d’une époque et d’un état d’esprit.

Le Lauréat raconte l’histoire de Benjamin (Dustin Hoffman), un jeune homme fraîchement diplômé, alpagué par une amie de ses parents lors de la soirée en l’honneur de sa réussite scolaire. Avec Mme Robinson (Anne Bancroft), Benjamin entame une relation intense, mais de courte durée. En effet, c’est finalement au charme de sa fille, Elaine (Katharine Ross), qu’il succombe, mais leur liaison ne sera pas du goût de tous.

Entre deux mondes

En filigrane de ces jeux d’amour, Nichols et ses deux scénaristes, Calder Willingham et Buck Henry, font écho à la jeunesse américaine de la fin des années 60, bloquée entre deux époques : celle de l’Amérique conservatrice et celle d’un renouveau grondant de plus en plus sous le tapis. Cette Amérique rétrograde est représentée par les parents d’Elaine et ceux de Benjamin. Les premiers forcent leur fille à se marier contre son gré, invoquant la religion, la bienséance et l’intégration sociale que symbolise la cérémonie de mariage. Les seconds sont obsédés par la réussite de leur fils. Dans les deux cas, il s’agit de familles bourgeoises, modèles pour la société de l’époque : le mari travaille et gagne bien sa vie, tandis que la femme s’occupe de la maison et de l’éducation des enfants.

Par un enchevêtrement d’événements, Benjamin et Elaine vont saboter ces plans de vie préétablis en saccageant le temple de l’Amérique puritaine : une église. Ils en bloquent la porte d’entrée avec une croix, enfermant au sein du bâtiment tous les « adultes ». Pourtant, Benjamin et Elaine ne sont pas des marginaux comme les protagonistes d’Easy Rider (Dennis Hopper), qui sortira l’année suivante. Ils ne sont guère plus que deux jeunes bourgeois un peu perdus. Mais c’est justement là que réside la force symbolique du film : ce renouveau ne touche plus seulement une bande d’hippies déphasés, mais toute une génération. Le changement est inéluctable, et ceux qui le refusent resteront enfermés dans leur « église mentale » passéiste.

God bless you please, Mrs. Robinson

Pour représenter ce renouveau, Nichols sait qu’il doit d’abord traiter du système établi. C’est ici qu’intervient le personnage de Mme Robinson. Elle est l’écho d’une structure familiale emprisonnant les femmes, non pas par la force, mais par pression sociale. Cette société voudrait faire de chaque femme une mère et une épouse dévouée, plutôt qu’un individu libre et indépendant. Elle trouve une porte de sortie d'abord avec la boisson, puis en fréquentant Benjamin. Avec lui, elle reprend possession de son corps et de sa sexualité, alors que le système établi crie aux femmes qu’elles ne sont plus désirables après une grossesse et un certain âge.

Mme Robinson personnifie ainsi un vernis qui se craquelle : derrière la façade de la famille américaine parfaite — fortunée, hétéronormée, patriarcale et conservatrice — se cachent les pulsions sexuelles et l’alcoolisme rampant. Cette Amérique puritaine ne finira-t-elle pas par s’autodétruire ? Cette ère nouvelle marque le retour du « refoulé1 » d’une société qui s’est trop longtemps contenue.

Mais la différence entre Mme Robinson, sa fille et son amant, c’est leur génération. En choisissant Elaine plutôt qu’elle, Benjamin lui fait comprendre qu’elle est trop ancrée dans ce système pour espérer s’en extirper. Le statut d’antagoniste que Mme Robinson revêt à partir de là, résulte de sa frustration de ne pas pouvoir faire partie de cette fugue générationnelle. À travers elle, Nichols démontre combien la société brise les individus (en particulier les femmes) en les enfermant dans des rôles prédéfinis. Il figure dans le même geste combien les bouleversements sociaux à venir sont d’ordre générationnelle.

Le roi est mort, vive le roi ?

La chute de la maison Robinson, emblème de la grandeur américaine, annonce la fin prochaine du système établi. Pour autant, Nichols n’a pas de vision claire de l’après. Le Lauréat capture ce sentiment que le vent va tourner, mais sans savoir de quel côté.

Ce flou se manifeste dans le dernier plan, devenu iconique. Après avoir échappé au mariage imposé à Elaine, Benjamin et cette dernière montent dans un bus. Ce véhicule symbolise la fuite en avant et la route divergente que la jeunesse américaine choisit d’emprunter, en opposition directe aux antagonistes enfermés dans l’église au même moment. Nichols aurait pu choisir une conclusion classique : un plan du bus s’éloignant sur une route infinie, promettant un avenir radieux. Mais il décide au contraire de rester à l’intérieur du véhicule, introduisant deux éléments décisifs qui ajoutent des nuances bienvenue à cette évasion.

D’abord, le bus est rempli de passagers plus âgés, issus de la génération des antagonistes, qui scrutent avec jugement et étonnement le jeune couple. Cela agit comme un premier retour à la réalité pour les personnages plus que de vouloir détruire l'ancien système il faudra composer avec lui. Ensuite, Nichols prolonge encore la scène. Les deux jeunes protagonistes sont d’abord galvanisés par l’euphorie de leur évasion, la encore le cinéaste à la possibilité de couper, pourtant il choisit de faire durer encore jusqu' à ce que les sourires finissent par s’effacer, laissant place à une expression plus grave. Ce basculement subtil, marqué par le silence et l’absence de communication, traduit un doute profond. Le doute de l’après : qu’adviendra-t-il une fois l’euphorie retombée ? Ce plan cristallise l’incertitude non seulement pour Benjamin et Elaine, mais aussi pour toute une génération.

Rappelons que le film est tourné en 1966 toute cette ébullition est encore jeune et il est encore difficile de savoir ce qu'elle donnera concrètement ou si elle donnera même quoi que ce soit. En revanche avec le recul que nous avons aujourd’hui il est impossible de ne pas teinter l'expression de Benjamin et Elaine des tragédies à venir : le drame de Sharon Tate2, les ravages de la drogue, l’intensification de la guerre du Vietnam, et les assassinats de Martin Luther King et Malcolm X y figurent désormais.

Renouveau

Le Lauréat ne se contente pas de capturer le souffle du changement, il en est lui-même un symbole, en tous cas d’un point de vue cinématographique. Nichols traduit les bouleversements sociaux de son époque à travers une œuvre qui défie les conventions, tant par sa forme que par son propos. Le film est d'ailleurs, avec le Bonnie and Clyde d’Arthur Penn, le fer de lance du nouvel Hollywood, les deux films, sortis la même années, marquent une rupture avec le classicisme hollywoodien toujours en vigueur en cette moitié de décennie, mais qui n'intéresse plus grand monde (avec l'expansion de la télévision, le cinéma américain est alors au plus mal). Le cinéaste s’identifie sans doute lui-même en partie à Benjamin : un individu en quête de sens, cherchant à s’affranchir des codes imposés par l’ancien monde, en l'occurrence pour Nichols du système hollywoodien traditionnel.

Le Lauréat est donc à la fois la chronique d’un changement et son point de départ. En cela, il est difficile de ne pas penser à son affiliation évidente avec Les Quatre Cents Coups de François Truffaut, considéré comme le manifeste inaugural de la Nouvelle Vague française (bien que cela soit remis en cause). Les deux films partagent un regard introspectif sur leur époque et leurs institutions déclinantes. De plus, le personnage d’Antoine Doinel, dans le film de Truffaut, se veut aussi un miroir du réalisateur : il se place en contradiction avec le système éducatif tout comme le cinéaste avec les vieilles institutions cinématographiques françaises. Les deux films se répondent donc et dialoguent même à certains égards, notamment dans leurs derniers plans respectifs, tout aussi marquants l’un que l’autre. Le Lauréat pourrait presque se lire comme une réponse américaine aux Quatre Cents Coups et, par extension, à la Nouvelle Vague.

À l’heure

Le critique Serge Daney développe dans les pages des Cahiers du Cinéma le concept de films « à l’heure, en avance ou en retard ». Cette classification s’applique à la résonance d’une œuvre avec son époque, à la fois sur le plan esthétique, technique et social. Si nous devions donner une de ces classifications au Lauréat, il est évident qu’il serait parfaitement à l’heure de son époque. Le film saisit le pouls de l’Amérique des années 60, une société en plein bouleversement où une jeunesse entière commence à réinventer les codes. En tant qu’objet formel il se place comme l’évolution logique du cinéma d’auteur Hollywoodien en chroniquant son époque avec un regard neuf et novateur.

Cependant, Le Lauréat n’est pas figé dans son rôle de témoin historique. Grâce à sa légèreté, son humour et ses personnages imparfaits mais attachants, il conserve une fraîcheur qui le rend toujours pertinent aujourd’hui. Le film transcende son contexte pour devenir une œuvre universelle sur les doutes, les espoirs et les contradictions de la jeunesse. C’est un film de son temps dont l’écho dépasse largement les limites de son époque.

Le Lauréat

Réalisé par Mike Nichols
Avec Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross
États Unis, 1967
106 minutes

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