Obsédée par ses performances au travail, l'héroïne du Lièvre d'Amérique décide de subir une opération qui lui permettra d’être encore plus productive. À travers cette fable animalière néolibérale, Mireille Gagné met en mots la souffrance que nous sommes parfois disposés à accepter pour jouer le jeu de la compétitivité mondialisée.
Des semaines et des semaines et des semaines à sentir de la pression sur ses épaules sa tête un étau une fatigue physique et mentale persistante un manque d’énergie et de nombreux réveils nocturnes [...] l’impression d’être complètement vidée à l’intérieur lessivée un corps impossible à remplir des pensées suicidaires énormément de pensées suicidaires [...]
Tout cela, c’est à cause de l’autre. Sa rivale. Cette jeune femme fraichement arrivée au travail de Diane, cette jeune femme bien plus efficace qu’elle. C’est ce que Diane se raconte alors qu’elle émerge du sommeil artificiel causé par l’intervention chirurgicale censée améliorer son organisme.. Bientôt, alors que son corps s’adapte aux changements, Diane dort moins, ses sens s’affinent et elle se sent traversée d’une énergie nouvelle. Le récit joue sur la frontière entre réalisme et science-fiction, et on comprend que Diane est loin d’être la première à avoir recours à ce genre de modifications.
L’opération a réussi. Elle en a la preuve. Diane n’a éprouvé aucune sorte de fatigue de toute la journée, ni dans son corps ni dans son esprit. Sa concentration et ses réflexes étaient également accrus. Ce nouvel état lui laisse entrevoir des perspectives hautement prometteuses.
Rapidement, des effets secondaires se font pourtant sentir : le visage de Diane change, il se fait plus fin et des tâches de rousseur s’éparpillent jusque sur sa gorge. Ses rêves se peuplent de poursuite dans les bois, tandis que les hommes commencent à se comporter étrangement avec elle, comme si elle dégageait une odeur. Elle est devenue une proie dans la ville. Alors, elle s’enfuit, elle quitte Montréal et son appartement. Ce sont les gènes du lièvre d’Amérique qui battent en elle.
Pour son premier roman, Mireille Gagné s’est inspirée de sa propre expérience du surmenage. Plus connue pour ses recueils de poèmes ( Les oiseaux parlent au passé , 2009) et de nouvelles, la romancière québécoise réinvestit le thème de la nature en entrecoupant son roman de flashbacks de la jeunesse de Diane à l’Isle-aux-Grues. C’est un temps différent où les marées décident des allers et venues des humains, imposant leur propre rythme, et on comprend que l’auteure parle ici de sa propre expérience vécue sur cette île.
Mireille Gagné construit son roman en y insérant plusieurs passages thématiques : elle alterne les passages descriptifs du comportement du lièvre d’Amérique, la transformation de Diane, son enfance à l’Isle-aux-Grues avec son ami Eugène, et ces moments de surmenage où l’absence de ponctuation accentue l’impression de suffocation qui s’en dégage. Elle joue ici avec plusieurs styles selon les différents genres qu’elle mêle au roman, en passant d’un style contemplatif au sein de la nature de l’Isle-aux-Grues à une écriture beaucoup plus acérée et rythmée dans le quotidien de Diane.
Un matin Diane n’en peut plus du stress du surcontrôle de sa vie de son travail de ses abysses de ses pensées aliénantes de son insatisfaction perpétuelle de sa médiocrité de ses échecs répétés [...] Diane se sent sur le point de craquer de fond en comble d’éparpiller ses morceaux dans les draps [...]
Personnellement, ce sont ces passages-là qui m’ont le plus marquée, car ils ont su me transmettre cette angoisse qu’on retrouve dans la performance au travail. Tout à coup, Diane m'apparaît comme le produit créé de toutes pièces par ce système effréné, un produit qui cherche à être le plus efficace possible, et ce par tous les moyens. En aucun cas Diane n’est heureuse, en aucun cas Diane n’est assez performante. Les exigences ne peuvent tout simplement pas être rencontrées.
Déjà cent-vingt-huit [courriels] non lus ; deux-cent-vingt-quatre notifications. Et ça la frappe en plein visage. L’humain pourra-t-il survivre à ça encore longtemps ?
L’humain qui peut y résister, je le crains, est en voie de disparition. C’est un roman que je conseille de lire si, vous aussi, vous craignez de vous perdre dans le dédale du monde du travail.