Dans ce premier ouvrage, le Passeport , Julia Galaski relate la quête d’une jeune femme pour réconcilier les différentes pièces de son identité et de son histoire familiale quand celles-ci se trouvent prises au cœur de conflits politiques.
Une étudiante en Sciences Po, intelligente, indépendante et extrêmement sociable, est décidée à partir en échange à Jérusalem. Mais voici qu’au lieu du visa demandé, le consulat israélien lui délivre un passeport… C’est que cette jeune Bruxelloise est issue d’un foyer complexe : sa mère est allemande et catholique, son père est juif et franco-israélien. Ce passeport israélien, qui nationalise une part de son identité jusqu’alors intime et culturelle, va peser sur son voyage à la rencontre des autres et d’elle-même.
Fait inhabituel, la narratrice reste anonyme tout au long du récit. On ne peut toutefois s’empêcher de tirer un parallèle avec l’autrice, Julia Galaski, qui semble si proche de son héroïne et relate ses péripéties à la première personne et au présent. Dans une interview, l’autrice explique que, sans être autobiographique, ce « récit d’apprentissage » a constitué pour elle un moyen d’introspection afin de donner du sens à sa propre histoire et de se délester du silence.
Le Passeport nous emmène en effet dans une quête des racines quand, face au mutisme des aînés, l’histoire familiale ne se transmet qu’à travers des bribes lacunaires et une poignée de photographies.
Mon père ne nous a jamais parlé de ses grands-parents. Et nous ne lui avons jamais posé des questions.
Je savais pourtant que la famille parlait arabe, il y a des siècles. Mais voilà que j’entends mon père prononcer ce mot en arabe, bsaha , santé , évoquant son enfance et le lien avec ma présence ici, la sienne, la nôtre.
- Bsaha , répète-t-il d’un air absent, tandis que Younes lui serre la main, d’un geste aussi imprévu que fraternel.
En repartant vers la cuisine, le jeune serveur me sourit, comme s’il avait compris que c’était lui qui venait d’éveiller le souvenir des parents de mamie Claudine et, en quelque sorte, de nous réunir.
Le Passeport pose ainsi la question du sentiment d’appartenance, tiraillé entre la multiplicité des origines culturelles, religieuses et nationales. Cela n’est pas sans rappeler les Identités meurtrières dans lequel Amin Maalouf souligne l’importance de ne pas réduire l’identité à une unique appartenance, à rebours d’une société prompte au compartimentage.
Lors de voyages dans le monde arabe, ce passeport israélien représente un spectre planant au-dessus de la narratrice, lui rappelant sans répit le choix qui lui est imposé entre taire une partie de son identité ou s’en revendiquer, au risque de devoir s’en justifier. Elle réalise alors à quel point les frontières sont tangibles pour qui n’a pas les « bons » papiers, et combien ces assignations nationales peuvent entraver les libertés et teinter le regard des autres.
Plus loin, Tomer arrange son assiette avec méticulosité, les yeux rêveurs. Je l’imagine en uniforme, avec son arme, m’en veux aussitôt. Est-ce l’approche du retour en Europe, l’anticipation des questions de mes amis, qui déforme mon regard ? Pourquoi le déforme ? Quel est mon regard à moi ? Ce regard qui se construit justement dans notre relation à l’autre, à la famille, à nos amis, au gré de nos rencontres, de nos voyages, au contact d’une œuvre, de la nature, nous amenant à le questionner, à nous questionner, toute une vie. Cette pluralité de regards, qui, finalement, nous réunit.
Toutefois, au cours de ses périples, la narratrice témoigne que frontières, identités et opinions politiques n’érigent pas toujours des barrières assez hautes que pour que la rencontre humaine et les souvenirs d’une vie commune ne puissent les surmonter.
La narratrice croise ainsi une myriade de personnes dont presque chacune amène une nouvelle combinaison d’identités. Elles apparaissent le temps d’un chapitre ou deux puis laissent la place à d’autres, composant une valse de personnages dont les prénoms se mélangent et ces apports finissent parfois par devenir confus. Certes, le message est intéressant et la diversité de points de vue enrichissante, mais une telle profusion est-elle vraiment nécessaire ? Les lieux aussi nous étourdissent lorsque la narratrice explore un endroit différent à chaque nouveau chapitre. Le récit aurait donc selon moi bénéficié de plus de concision.
Heureusement, la structuration en chapitres courts, coiffés de titres clairs et précisant lieu et date, permet de s’y retrouver. L’écriture participe également à maintenir la lecture engageante, dans un bon équilibre entre réflexions intérieures, dialogues agrémentés d’expressions en allemand, hébreu et arabe et descriptions imagées qui évitent l’écueil de l’excès.
Au fil des pages se concrétisent aussi les conséquences de la colonisation européenne sur les relations entre juifs et musulmans au Maroc et en Algérie, ainsi que l’impact du projet sioniste sur la vie des Juifs de différents pays. Cet ouvrage soulève aussi le sujet des relations de genre, tant dans la vie quotidienne au Maghreb que dans des cercles militants contre les inégalités politiques.
Au regard de ces questionnements sociaux liant l’intime au géopolitique, cela fait sens que le Passeport soit publié chez les Étaques. Ce jeune collectif d’édition basé à Lille a en effet pour ambition de porter la voix des personnes qui en sont privées afin de nourrir la critique sociale et d’explorer les imaginaires subversifs. Leurs publications se caractérisent par un décloisonnement de trois genres littéraires : romans, essais et poésie, qui permettent à leur engagement de ne pas s’enfermer dans des textes purement militants. Avec l’ouvrage de Julia Galaski, les Étaques ouvrent leurs questionnements sociaux et politiques au-delà de l’échelle locale lilloise.
Le Passeport offre ainsi un récit d’exploration du rapport aux autres, à soi-même, au monde. Cette analyse de l’articulation entre enjeux personnels et politiques propose la rencontre humaine comme voie de dépassement de nos différences d’origines et de convictions mais également comme moyen de se réunir avec sa propre identité et son histoire dans toute leur complexité.